- Comment cela ! ? Où ! ? s'exclama Fandorine.
- Ch'ai fu ce monsieur... jenseits... de l'autre côté de la grille. Il se tenait sur le trottoir et nous regardait. Ch'ai même pensé que ce monsieur étudiant allait nous aider à chasser cet horrible garçon. Et il était très foûté. Che l'ai fu après, quand l'autre monsieur s'était déchà tué. L'étudiant s'est retourné et est parti à toute vitesse. Et ch'ai fu comme il avait le dos rond. Cela arrife quand on n'apprend pas aux enfants à se tenir correctement assis. Il est très important de s'asseoir correctement. Mes élèves s'assoient tou-chours correctement. Regardez Frâulein baronne. Fous foyez comme elle tient son dos ? C'est très choli !
Pour le coup, Elisabeth Alexandrovna rougit, et de façon si charmante que Fandorine en perdit un instant le fil, alors même que l'information que venait de donner la demoiselle Pful était sans conteste d'une importance exceptionnelle.
où/ 6'ow fa/de/ de/ la/fawe/ dévaûfalûce/
Le lendemain à onze heures du matin, Eraste Pétrovitch, avec la bénédiction de son chef et même doté de trois roubles pour ses dépenses extraordinaires, arriva devant le bâtiment jaune de l'université, rue Mokhovaïa. Pour peu compliquée qu'elle fût, sa tâche n'en exigeait pas moins une certaine part de chance : repérer un étudiant au dos rond, au visage insignifiant, partiellement couvert de boutons et portant un pince-nez. Il se pouvait fort bien que le suspect ne fît pas du tout ses études rue Mokhovaïa mais dans un établissement technique supérieur, à l'Académie des eaux et forêts ou autre Institut des géomètres. Toutefois, Ksavéri Féofilaktovitch (après avoir considéré son jeune assistant avec un certain étonne-ment non dépourvu de joie) s'était montré entièrement d'accord avec la supposition de Fandorine - le plus vraisemblable était qu'à l'instar de feu Kokorine le jeune homme " foûté " étudiât à l'université, et très probablement lui aussi à la faculté de droit.
Habillé en civil, Eraste Pétrovitch grimpa quatre à quatre les marches de fonte usées du perron d'honneur, évita un gardien barbu en livrée verte et prit commodément position dans l'embrasure d'une fenê-
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tre en demi-cercle, d'où l'on voyait parfaitement à la fois le vestibule et le vestiaire, la cour et même les entrées des deux ailes du bâtiment. Pour la première fois depuis que son père était mort et que sa vie de jeune homme avait dévié d'une route jusqu'alors toute tracée, Eraste Pétrovitch regardait les murs sacrés de l'université sans un pincement au cour à la pensée de ce qui aurait pu être et n'avait pas été. Difficile encore pour lui de savoir quelle existence était la plus passionnante et la plus utile à la société - la vie de l'étudiant soumis à une suite interminable d'apprentissages par cour ou celle de l'enquêteur aux prises avec une enquête importante et dangereuse. (Sinon dangereuse - soyons raisonnable - du moins secrète et extrêmement lourde de responsabilités.)
Parmi les étudiants tombant dans le champ de vision de notre observateur attentif, environ un quart portaient un pince-nez, dont un grand nombre fixé à un ruban de soie. Un cinquième étaient plus ou moins affligés de boutons. Et bon nombre avaient le dos rond. Cependant, aucun d'entre eux ne semblait vouloir réunir à lui seul ces trois caractéristiques.
A une heure passée, tenaillé par la faim, Fandorine sortit de sa poche un sandwich au saucisson et entreprit de se restaurer, sans toutefois quitter son poste d'observation. Dans l'intervalle, Eraste Pétrovitch avait fait en sorte d'établir les relations les plus cordiales avec le portier barbu, lequel se faisait appeler Mitritch et avait déjà eu le temps de donner au jeune homme quelques judicieux conseils sur la façon de procéder pour entrer à la " niversité ". Fandorine, qui s'était présenté au volubile vieillard comme un provincial rêvant des précieux boutons à l'emblème de l'université, commençait à se demander s'il n'allait
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pas modifier sa version et interroger directement Mitritch sur l'étudiant au dos rond, lorsque, pour la énième fois, étant sa casquette, le portier se précipita pour ouvrir la porte. Mitritch répétait ce rituel dès que passait un professeur ou un riche étudiant, ce qui lui valait de temps à autre une pièce d'un kopeck, parfois même une de cinq. Eraste Pétrovitch tourna la tête et vit, se dirigeant vers la sortie, un étudiant qui venait de retirer au vestiaire un splendide manteau de velours fermé par des agrafes en forme de pattes de lion. Sur le nez du gommeux miroitait un pince-nez et une efflorescence de boutons émaillait son front de taches rosés. Fandorine se raidit, essayant de distinguer ce qu'il en était du dos de l'étudiant, mais la maudite pèlerine de son manteau et son col relevé ne permettaient pas de poser un diagnostic.
- Bonsoir, Nikolaï Stépanitch. Doit-on vous appeler un cocher ? demanda le portier en faisant une courbette.
- Eh bien, Mitritch, cette petite pluie a-t-elle cessé ? demanda le boutonneux d'une voix haut perchée. Dans ce cas j'irai à pied, je ne suis que trop resté assis.
Et, de deux doigts gantés de blanc, il laissa tomber une pièce dans la main qu'on lui tendait.
- Qui est-ce ? demanda tout bas Eraste Pétrovitch, scrutant le dos du dandy (n'aurait-on pas dit qu'il était voûté ?).
- Akhtyrtsev Nikolaï Stépanovitch. Un homme extrêmement riche, de sang princier, déclara Mitritch avec dévotion. Il ne me laisse jamais moins de quinze kopecks.
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Fandorine fut saisi d'une brusque bouffée de chaleur. Akhtyrtsev ! Un des hommes que Kokorine avait désignés comme exécuteur testamentaire ! Etait-ce possible ?
Mitritch s'inclina une fois de plus devant un enseignant, un professeur de physique au long nez. Mais quand il se retourna une surprise l'attendait : le respectueux provincial avait disparu comme par enchantement.
Le manteau de velours noir se voyait de loin, et Fandorine rattrapa le suspect en moins de deux, sans toutefois se décider à l'interpeller : quelle raison aurait-il pu faire valoir à cet Akhtyrtsev ? Bon, supposons qu'il soit identifié par l'épicier Koukine et la demoiselle Pful (à ce point de sa réflexion, Eraste Pétrovitch poussa un profond soupir comme à chaque fois qu'il songeait à Lisanka). Et alors ? N'était-il pas préférable, conformément à la science du grand Fouché, insurpassable coryphée de l'investigation, de prendre " l'objet " en filature ?
Sitôt dit, sitôt fait. D'autant que l'exercice se révélait des plus simples : loin de se presser, Akhtyrtsev marchait d'un pas de promeneur en direction de la rue Tverskaïa. Il ne se retournait pas, se contentant, de temps à autre, de suivre du regard quelque jolie modiste. Plusieurs fois, s'enhardissant, Eraste Pétrovitch s'approcha tout près, au point qu'il entendit l'étudiant siffler avec insouciance l'air de Smith de La Jolie Fille de Penh. De toute évidence, le suicidé manqué (si c'était lui) était d'humeur guillerette. Passant devant le magasin de tabac Korf, le jeune homme s'arrêta et étudia longuement les boîtes de cigares présentées en vitrine, sans toutefois entrer.
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Dans l'esprit de Fandorine commença alors à se forger la conviction que " l'objet " était en train de tuer le temps dans l'attente d'une heure donnée. Cette conviction se renforça quand Akhtyrtsev sortit sa montre en or, l'ouvrit d'une chiquenaude puis, accélérant sensiblement le pas, remonta le trottoir en passant à l'interprétation du Chour des gamins, une marche entraînante tirée de Carmen, le nouvel opéra à la mode.
Après avoir tourné dans la rue Kamerguerski, l'étudiant cessa de siffler et se mit à marcher si vite qu'Eraste Pétrovitch dut ralentir, sans quoi il risquait fort d'éveiller les soupçons. Heureusement, avant d'arriver à hauteur de D'Arzance, une maison de mode pour dames, " l'objet " marqua le pas, pour bientôt s'arrêter complètement. Fandorine traversa la rue et se posta sur le trottoir d'en face, près d'une boulangerie d'où provenaient de délicieuses odeurs de brioche fraîche.