- J'aime les audacieux, dit-elle en riant. Surtout lorsqu'ils sont aussi mignons. Toutefois, c'est vilain d'espionner les gens. Si ma personne vous intéresse à ce point, venez ce soir - un de plus, un de moins... Vous pourrez alors satisfaire entièrement votre curiosité. Mais mettez un frac. Chez moi les manières sont très libres, mais les messieurs, hormis les militaires, sont tenus de porter l'habit - telle est la règle.
* * *
Le soir venu, Eraste Pétrovitch était armé de pied en cap. Certes, le frac paternel s'était révélé un peu
1. De quoi s'agit-il, John ?
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large aux épaules, mais la merveilleuse Agraféna Kondratievna, la femme d'un secrétaire de gouvernement à qui Fandorine louait une chambre, le lui avait rétréci à l'aide d'épingles de nourrice piquées le long de la couture. Le résultat était tout à fait présentable, surtout s'il ne le boutonnait pas. Sa vaste garde-robe, qui comptait pas moins de cinq paires de gants blancs, pour ne prendre que ce seul exemple, était l'unique héritage que l'investisseur malchanceux avait laissé à son fils. Plus que tout le reste, le gilet en soie de chez Burgès et les chaussures vernies de chez Pirone étaient du meilleur effet. Le haut-de-forme de chez Blanc, pratiquement neuf, n'était pas mal non plus, à cela près qu'il avait tendance à glisser sur les yeux du jeune homme. Qu'importé ! Il lui suffirait en entrant de le remettre au laquais, et le problème serait résolu. Eraste Pétrovitch décida de ne pas prendre de canne - cela risquait d'être de mauvais goût. Dans l'entrée sombre, il se tourna d'un côté puis de l'autre devant le vieux miroir tout piqué, et fut satisfait de lui-même, notamment de sa taille, idéalement maintenue par l'implacable " Lord Byron ". Dans la poche de son gilet se trouvait un rouble d'argent, reçu de Ksavéri Féofilaktovitch pour l'achat d'un bouquet (" convenable mais sans chiqué "). Quel chiqué pourrait-on bien faire avec un rouble ? se dit Fandorine en soupirant, et il décida d'ajouter un demi-rouble de sa poche - ainsi aurait-il assez pour des violettes de Parme.
Ayant dû sacrifier le cocher à l'achat du bouquet, Eraste Pétrovitch n'arriva qu'à huit heures un quart au palais de Cléopâtre (décidément, ce surnom convenait parfaitement à Amalia Kazimirovna Béjet-skaïa).
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Les invités étaient déjà réunis. Introduit par une femme de chambre, le secrétaire entendit depuis l'entrée un brouhaha de voix masculines, entrecoupé de temps à autre par les sons de cristal et d'argent de sa voix enchanteresse. Ralentissant légèrement le pas à l'approche du seuil de la porte, Eraste Pétrovitch prit son courage à deux mains puis entra avec une certaine désinvolture, espérant donner l'impression d'un homme du monde parfaitement à son aise. Effort inutile : personne ne se retourna sur le nouvel arrivant.
Fandorine découvrit un vaste salon meublé de confortables divans de maroquin, de chaises tapissées de velours et d'élégantes petites tables - le tout mariant le meilleur style et le goût du jour. Au centre, foulant aux pieds une peau de tigre, se tenait la maîtresse de maison, parée en Espagnole d'une robe pourpre à corsage et portant un camélia ponceau piqué dans ses cheveux. Elle était si belle qu'Eraste Pétrovitch en eut le souffle coupé. Il n'examina pas immédiatement tous les invités, remarquant seulement qu'il n'y avait que des hommes et qu'Akhtyrtsev se trouvait bien là, assis un peu en retrait, le visage extrêmement pâle.
- Mais voilà mon nouveau soupirant, annonça Béjetskaïa avec un regard moqueur à l'adresse de Fandorine. Maintenant nous sommes juste treize, mais ne soyons pas superstitieux. Je ne vous présenterai pas tout le monde, cela prendrait trop de temps, mais vous, dites-nous comment on doit vous appeler. Je me souviens que vous êtes étudiant, mais j'ai oublié votre nom.
- Fandorine, piaula Eraste Pétrovitch d'une voix chevrotante qui trahissait son trouble, avant de répéter plus fermement : Fandorine.
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Tous se tournèrent vers lui mais ne lui accordèrent qu'un rapide regard : visiblement, le nouveau venu ne méritait pas leur attention. Il devint d'ailleurs assez vite évident que cette assemblée n'avait qu'un unique centre d'intérêt. Les invités ne conversaient pratiquement pas entre eux, s'adressant principalement à la maîtresse de maison, et chacun, même le vieux monsieur à l'air important qui arborait une étoile en brillants, n'aspirait qu'à une seule chose : attirer son attention et, ne serait-ce qu'un court instant, éclipser les autres. Seuls deux hommes se comportaient différemment : le taciturne Akhtyrtsev qui, une coupe à la main, sirotait du Champagne sans discontinuer, et un officier des hussards, un jeune homme dans la fleur de l'âge, aux yeux fous, légèrement saillants, aux dents blanches et à la moustache noire. Semblant passablement s'ennuyer, il ne regardait quasiment pas Amalia Kazimirovna et observait les autres invités avec un petit sourire méprisant. Cléopâtre différenciait nettement cet arrogant de tous les autres. Elle l'appelait simplement Hippolyte et, à deux ou trois reprises, elle lança dans sa direction un regard tel qu'Eraste Pétrovitch en eut un serrement de cour nostalgique.
Brusquement, Fandorine tressaillit. Un monsieur glabre portant une croix blanche autour du cou venait juste de déclarer à la faveur d'une pause :
- Amalia Kazimirovna, l'autre jour vous avez interdit les commérages à propos de Kokorine, mais je viens d'apprendre une chose étonnante.
Il marqua une pause, savourant son effet - tous s'étaient tournés vers lui.
- Ne nous faites pas languir, Anton Ivanovitch, parlez, le pressa un petit gros au front bombé qui, à
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en juger par son apparence, devait être un avocat des plus florissants.
- Il a raison, ne nous faites pas languir, reprirent les autres.
- Il ne s'est pas tiré une balle dans la tête simplement comme ça mais en jouant à la roulette américaine, d'après ce qu'on m'a tantôt laissé entendre au bureau du général gouverneur, déclara l'homme au visage glabre en bombant le torse. Vous savez de quoi il s'agit ?
- Tout le monde le sait, fit Hippolyte avec un haussement d'épaules. On prend un revolver et on y met une balle. C'est stupide mais grisant. Dommage que ce soient les Américains et non les nôtres qui en aient eu l'idée.
- Mais quel rapport avec la roulette, comte ? demanda sans comprendre le vieux monsieur à l'étoile.
- Pair ou impair, rouge ou noir, peu importe pourvu que ce ne soit pas le zéro, s'écria brusquement Akhtyrtsev avec un rire forcé en défiant Amalia Kazimirovna du regard (du moins Fandorine en eut-il l'impression).
- Je vous avais prévenus : le premier qui parlerait de cela serait mis à la porte de chez moi, se fâcha pour de bon l'hôtesse. Et ma porte lui serait définitivement fermée ! Vous ne pouvez pas trouver un autre sujet de commérages !
Un silence pesant s'instaura.
- A moi, cependant, vous n'oserez jamais interdire votre maison, déclara Akhtyrtsev du même ton désinvolte. J'ai, semble-t-il, mérité le droit de dire tout ce que je pensais.
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- Et pour quelle raison, peut-on savoir ? demanda, agressif, un capitaine petit et râblé en uniforme de la Garde.
- Pour la raison que ce blanc-bec est fin soûl, intervint celui que le vieillard appelait " comte ", faisant définitivement tourner l'affaire au scandale. Permettez-moi, Amélie, de l'emmener prendre un peu l'air.
- Quand j'aurai besoin de votre intervention, Hippolyte Alexandrovitch, je ne manquerai pas de vous le faire savoir, répliqua Cléopâtre non sans fiel, ce qui eut pour effet d'étouffer dans l'ouf la confrontation. J'ai mieux à vous proposer, messieurs. Puisqu'il est inutile d'espérer une conversation intéressante de votre part, jouons aux gages. Ce fut tellement amusant la dernière fois quand, ayant perdu, Frol Lou-kitch a dû broder des fleurs sur une tapisserie et s'est piqué tous les doigts avec son aiguille.
Tous partirent d'un rire joyeux, à l'exception d'un barbu aux cheveux coupés au bol, emprunté dans son frac.