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- Il est vrai, ma bonne Amalia Kazimirovna, que l'on s'est bien payé la tête du marchand. Le pauvre imbécile que je suis ne méritait d'ailleurs pas mieux, reconnut-il humblement avec un fort accent provincial. Mais comme on dit chez les honnêtes commerçants, les bons comptes font les bons amis. La dernière fois, c'est nous qui étions sur la sellette, il serait bien que ce soit à votre tour aujourd'hui.

- Le conseiller de commerce a tout à fait raison ! s'écria l'avocat. Quelle tête ! Qu'Amalia Kazimirovna fasse preuve d'audace à son tour. Messieurs, voici ce que je vous propose : celui d'entre nous qui gagnera

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aura le droit d'exiger de notre radieuse... enfin... quelque chose de particulier.

- Très juste ! Bravo ! s'exclama-t-on de toutes parts.

- C'est une révolte ? Une révolution ? plaisanta l'éblouissante hôtesse. Qu'exigez-vous de moi ?

- Je sais ! intervint Arkhtyrtsev. Que vous répondiez franchement à n'importe quelle question. Sans biaiser ni jouer au chat et à la souris. Et cela uniquement entre quat'z'yeux.

- Et pourquoi entre quat'z'yeux ? protesta le capitaine. Nous serons tous curieux d'entendre.

- Devant tout le monde, on ne peut pas être sincère, fit Béjetskaïa, le regard étincelant. Mais soit, jouons au jeu de la vérité si c'est ce que vous voulez. Mais êtes-vous bien sûrs que l'heureux gagnant ne craindra pas d'entendre la réponse qui sortira de ma bouche ? La vérité a parfois un goût amer.

Sur un ton moqueur et en grasseyant comme un authentique Parisien, le comte ajouta en français :

- J'en ai le frisson que d'y penser. Quant à la vérité, messieurs, à qui est-elle profitable ? Et si nous jouions plutôt à la roulette américaine ? Comment, cela ne vous tente pas ?

- Hippolyte, je pensais vous avoir prévenu ! fulmina la déesse. Je ne le répéterai plus ! Pas un mot à ce sujet !

Hippolyte se tut instantanément et porta même un doigt à sa bouche pour signifier que désormais il resterait muet comme une carpe.

Pendant ce temps, prompt à agir, le capitaine avait recueilli les gages dans une casquette. Eraste Pétro-vitch avait pour sa part déposé un mouchoir de batiste de son père, orné du monogramme P.F.

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C'est au glabre Anton Ivanovitch qu'échut la tâche de tirer.

En premier lieu, il sortit de la casquette le cigare qu'il y avait lui-même placé et demanda d'un ton patelin :

- Quoi pour ce gage ?

- Le trou d'une couronne de pain, répondit Cléo-pâtre, qui s'était tournée face au mur, et tous, sauf le tireur, éclatèrent d'un rire mauvais.

- Et pour celui-là ? demanda Anton Ivanovitch en sortant avec indifférence le crayon argenté du capitaine.

- De la neige de l'an passé.

Puis suivirent une montre-médaillon (" des oreilles de poisson "), une carte à jouer (" mes condoléances ' "), des allumettes au phosphore (" l'oil droit de Koutouzov "), un fume-cigarette en ambre (" de vaines occupations "), un billet de cent roubles (" trois fois rien "), un peigne d'écaillé (" quatre fois rien "), un grain de raisin (" la chevelure d'Orest Kirillo-vitch " - rires prolongés à l'adresse du monsieur absolument chauve portant la croix de Saint-Vladimir à son revers), un oillet (" pour celui-là, jamais et sous aucun prétexte "). Dans la casquette ne restaient plus que deux objets : le mouchoir d'Eraste Pétro-vitch et l'anneau d'or d'Akhtyrtsev. Lorsque sa bague étincela entre les doigts de l'annonceur, l'étudiant se porta tout entier en avant, et, sur le front constellé de boutons, Fandorine vit perler des gouttes de sueur.

1. Les expressions en italique sont en langue originale dans le texte.

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- Et celui-ci, si on lui attribuait la victoire ? prononça d'une voix traînante Amalia Kazimirovna, visiblement lassée de distraire son public.

Akhtyrtsev se leva et, n'en croyant pas son bonheur, enleva son pince-nez.

- Non, tout compte fait, pas à lui mais au dernier, conclut la tourmenteuse.

Tous se tournèrent vers Eraste Pétrovitch, lui accordant pour la première fois une réelle attention. Au cours des dernières minutes, de plus en plus fébrile à mesure que ses chances progressaient, celui-ci n'avait cessé de réfléchir à la façon de se comporter en cas de succès. Mais l'heure des doutes était maintenant passée. Le sort avait tranché.

Alors, bondissant de sa place, Akhtyrtsev se précipita vers lui et lui murmura avec exaltation :

- Cédez-moi votre place, je vous en conjure. Qu'est-ce que cela peut vous faire... vous êtes ici pour la première fois, alors qu'il en va de mon destin... Allez, vendez-la-moi. Combien voulez-vous ? Cinq cents, mille ? Plus ?

Avec une froide détermination dont il s'étonna lui-même, Eraste Pétrovitch repoussa l'importun, se leva, s'approcha de la maîtresse des lieux et, en s'inclinant respectueusement, demanda :

- Où désirez-vous que nous allions ? Elle considéra Fandorine avec une curiosité amusée. Et ce regard scrutateur lui donna le vertige.

- Là, dans ce coin, ce sera très bien. Vous êtes si audacieux que je craindrais de m'isoler en votre compagnie.

Sans prêter attention au rire goguenard des autres, Eraste Pétrovitch la suivit dans le coin le plus éloigné du salon et se laissa choir sur un divan au dossier de

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bois sculpté. Amalia Kazimirovna glissa une cigarette dans son fume-cigarette d'argent, prit du feu à une bougie et tira une longue bouffée voluptueuse.

- Alors, combien Nikolaï Stépanovitch vous a-t-il offert ? Je sais parfaitement qu'il vous a susurré quelque chose à l'oreille.

- Mille roubles, répondit franchement Fandorine. Il était même prêt à plus.

Les yeux d'agate de Cléopâtre brillèrent d'un éclat hostile :

- Oh, oh, quelle impatience de sa part ! Quant à vous, vous êtes millionnaire ?

- Non, je ne suis pas riche, répondit modestement Eraste Pétrovitch. Mais je considère comme indigne de faire commerce de sa chance.

Les invités en eurent assez de tendre l'oreille dans l'espoir de surprendre leur conversation - de toute façon, on n'entendait rien - et, s'étant séparés en petits groupes, ils engagèrent leurs propres conversations, non sans jeter de temps à autre des coups d'oil vers l'autre bout de la pièce.

Pendant ce temps, avec une ironie non dissimulée, Cléopâtre étudiait son maître d'un instant.

- Sur quoi souhaitez-vous m'interroger ? Eraste Pétrovitch hésitait.

- La réponse sera-t-elle honnête ?

- L'honnêteté est bonne pour les honnêtes gens, et dans nos jeux l'honneur est rare, répondit Bejets-ka'ïa avec un sourire empreint d'une amertume à peine perceptible. Mais je vous promets la franchise. Toutefois n'allez pas me décevoir, ne me posez pas de question stupide. Je vous tiens pour un curieux spécimen.

A ces mots, Fandorine attaqua tête baissée.

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- Que savez-vous concernant la mort de Piotr Alexandrovitch Kokorine ?

L'hôtesse ne manifesta aucune peur, n'eut pas le moindre tressaillement, mais Eraste Pétrovitch crut voir ses yeux s'étrécir l'espace d'une fraction de seconde.

- En quoi avez-vous besoin de le savoir ?

- Cela, je vous l'expliquerai après. Répondez d'abord.

- Eh bien, je vais le faire. Kokorine a été la victime d'une dame très cruelle. (Béjetskaïa baissa un instant ses paupières et, de sous ses épais cils noirs, elle foudroya son vis-à-vis d'un regard vif comme un coup d'épée.) Et cette dame se nomme " amour ".

- Amour pour vous ? Il venait donc ici ?

- En effet. Or, ici, de qui pourrait-on s'éprendre à part moi, je vous le demande ? Pas d'Orest Kirillo-vitch, tout de même !

Elle éclata de rire.

- Et vous n'éprouvez aucune peine pour Kokorine ? demanda Fandorine, s'étonnant d'une telle dureté.

La reine égyptienne haussa les épaules avec indifférence :

- Chacun est maître de son destin. Mais n'en avons-nous pas terminé avec les questions ?

- Non ! se hâta de répliquer Eraste Pétrovitch. Quel est le rôle joué par Akhtyrtsev ? Et que signifie le testament en faveur de lady Esther ?