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Le brouhaha des voix se fit plus fort et Fandorine se retourna, agacé.

- Mon ton te déplaît ? demandait Hippolyte d'une voix de stentor, s'en prenant à un Akhtyrtsev passablement éméché. Tu préfères ça, espèce de minable ?

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Et, de sa paume, il donna une tape sur le front de l'étudiant, pas très fort, mais assez pour que le chétif Akhtyrtsev aille voltiger jusqu'au fauteuil, où il se laissa tomber lourdement et resta assis, l'air hagard.

- Permettez, comte, cela ne se fait pas ! bondit Eraste Pétrovitch. Si vous êtes le plus fort, cela ne vous donne pas en plus le droit...

Mais ses paroles quelque peu décousues, auxquelles le comte prêta à peine attention, furent étouf fées par la voix cristalline de la maîtresse de maison :

- Hippolyte, sors immédiatement ! Et ne remets pas les pieds ici tant que tu ne seras pas dégrisé !

Le comte lança un juron et se dirigea bruyamment vers la porte. Les autres invités observaient avec curiosité le pitoyable Akhtyrtsev qui, réduit à l'état de loque, ne faisait pas le moindre effort pour se lever.

- Vous êtes le seul ici qui ressemble à un être humain, murmura à Fandorine Amalia Kazimirovna en se dirigeant vers le couloir. Emmenez-le. Et ne l'abandonnez pas.

Presque aussitôt apparut ce grand échalas de John, qui avait troqué sa livrée contre une redingote noire et un plastron empesé. Il aida à reconduire l'étudiant jusqu'à la porte et lui planta son haut-de-forme sur la tête. Béjetskaïa ne sortit pas pour faire ses adieux, et, à l'air sombre du majordome, Eraste Pétrovitch comprit qu'il était temps de partir

Dehors, ayant respiré l'air frais, Akhtyrtsev reprit quelque peu vie - il se tenait fermement sur ses jambes, ne titubait pas, et Eraste Pétrovitch jugea inutile de le tenir plus longtemps par le coude.

- Nous allons marcher jusqu'à la rue Srétenka, dit-il. Là, je vous mettrai dans un fiacre. Vous êtes loin de chez vous ?

- De chez moi ? (Dans la lumière vacillante du réverbère à pétrole, le visage de l'étudiant faisait l'effet d'un masque.) Non, pas question de rentrer chez moi ! Allons quelque part, qu'en dites-vous ? J'ai envie de parler un peu. Vous avez bien vu... la façon dont ils me traitent. Comment vous appelez-vous ? Ah oui, je me souviens, Fandorine, un drôle de nom. Moi, c'est Akhtyrtsev. Nikolaï Akhtyrtsev.

Eraste Pétrovitch s'inclina légèrement, tout en s'efforçant de résoudre un épineux problème éthique : serait-il correct de profiter de son état de faiblesse pour soutirer à Akhtyrtsev d'indispensables informations, attendu que le jeune homme " foûté " paraissait pour sa part tout disposé aux confidences ?

Après mûre réflexion, il décida qu'il pouvait le faire. La passion de l'investigation l'avait bel et bien saisi.

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- Le Crimée n'est pas loin d'ici, annonça Akhtyrtsev, poursuivant son idée. Inutile de prendre une voiture, nous pouvons nous y rendre à pied. Certes, c'est un bouge, mais les vins y sont convenables. On y va, d'accord ? Je vous invite.

Fandorine accepta sans faire de manières, et, lentement (la démarche de l'étudiant était tout de même légèrement titubante), ils longèrent une ruelle sombre en direction de la rue Srétenka, dont les lumières brillaient au loin.

- Vous, Fandorine, vous me prenez probablement pour un pleutre, pas vrai ? prononça Akhtyrtsev d'une voix un peu pâteuse. Un pleutre, pour ne pas avoir provoqué ce fichu comte en duel, pour avoir toléré l'affront et feint d'être ivre ? Je ne suis pas un lâche et je peux vous raconter quelque chose qui vous en convaincra... En fait, il m'a volontairement provoqué. Et je suis certain que c'est elle qui l'y a incité, pour se débarrasser de moi et ne pas avoir à honorer sa dette... Oh, cette femme est terrible, vous ne la connaissez pas !... Quant à Zourov, tuer un homme équivaut pour lui à écraser une mouche. Chaque matin, il s'entraîne pendant une heure à tirer au pistolet. On dit qu'à vingt pas il place une balle dans une pièce de cinq kopecks. Comment parler de duel dans ces conditions, alors que lui ne court aucun risque ? Non, ce serait un assassinat. Habillé d'un joli nom, voilà tout. Et le pire est qu'il s'en tirerait indemne. Et ce ne serait pas la première fois. Il lui suffirait d'aller se goberger quelque temps à l'étranger. Mais moi maintenant je veux vivre, je l'ai bien mérité.

Ils quittèrent la rue Srétenka pour tourner dans une ruelle qui ne payait pas de mine, quoique éclairée non plus par des réverbères à pétrole mais par

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des becs de gaz. Et devant, se profilait un immeuble à deux étages aux fenêtres illuminées. Ce doit être le Crimée, pensa Eraste Pétrovitch, le cour battant, car il avait beaucoup entendu parler de ce lieu de plaisir célèbre dans tout Moscou.

Sur le vaste perron aux lumières vives, personne ne les accueillit. D'un geste coutumier, Akhtyrtsev poussa la haute porte ouvragée. Celle-ci céda facilement, et ils furent assaillis par un souffle chaud aux relents de cuisine et d'alcool, tandis que déferlait un brouhaha de voix et de violons stridulants.

Après avoir laissé leur haut-de-forme au vestiaire, les deux jeunes gens furent pris en main par un petit gars déluré en chemise rouge, qui appelait Akhtyrtsev " Excellence " et lui promettait la meilleure table, spécialement réservée à son intention.

La table en question se trouvait contre un mur et, grâce à Dieu, loin de la scène où le chour tsigane s'époumonait au son des tambourins.

Eraste Pétrovitch, qui se retrouvait pour la première fois de sa vie dans un authentique lieu de débauche, tournait la tête de tous côtés. Si le public était des plus bigarrés, il semblait ne pas compter un seul individu à jeun. Le ton était donné par les jeunes marchands et les boursiers à la raie pommadée - tout le monde savait entre les mains de qui était désormais l'argent, même si l'on pouvait rencontrer des messieurs à l'allure indubitablement noble et si à tel endroit brillait un monogramme d'or sur la patte d'épaule d'un aide de camp de l'empereur. Toutefois, l'attention du registrateur de collège fut avant tout attirée par les jeunes filles qui, au premier geste de la main, venaient s'asseoir aux tables. Leurs décolletés étaient tels qu'Eraste Pétrovitch en rougit, et à tra-

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vers les fentes de leur jupe pointaient impudique-ment leurs petits genoux ronds dans des bas ajourés.

- Qu'est-ce que vous avez à regarder les filles comme ça ? demanda Akhtyrtsev avec un sourire moqueur après avoir commandé au serveur du vin et un plat chaud. Moi, après Amalia, je n'arrive même pas à les considérer comme des personnes du sexe féminin. Vous avez quel âge, Fandorine ?

- Vingt et un, répondit Eraste Pétrovitch en s'ajoutant une petite année.

- Et moi vingt-trois, assez pour avoir vu bien des choses. Ne vous pâmez pas devant les femmes vénales, elles ne valent ni le temps ni l'argent qu'on y dépense. Et après, elles ne laissent que dégoût. Tant qu'à aimer, que ce soit une reine ! Remarquez, je vous dis cela... Vous n'êtes certainement pas venu chez Amalia sans raison. Elle vous a ensorcelé, n'est-ce pas ? Elle aime cela, collectionner. Et elle tient surtout à ce que les objets exposés se renouvellent en permanence. Comme on le chante à l'opérette, elle ne pense qu'à exciter les hommes... Mais chaque chose a son prix, et j'ai payé le mien. Vous voulez que je vous raconte une histoire ? Vous me plaisez bien et vous savez vous taire. Et cela vous sera utile de savoir qui est cette femme. Peut-être reprendrez-vous vos sens avant qu'elle ne vous ait vidé de votre substance, comme elle l'a fait pour moi. Ou bien est-ce déjà trop tard, Fandorine ? Que lui avez-vous chuchoté en tête à tête ?

Eraste Pétrovitch baissa les yeux.

- Alors, écoutez, dit Akhtyrtsev, annonçant le début de son récit. Tout à l'heure vous m'avez soupçonné de couardise pour avoir laissé faire Hippolyte et ne pas l'avoir provoqué en duel. Mais un duel, j'en

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ai vécu un. Un duel tel que votre Hippolyte n'en a même pas idée. Vous avez entendu la façon dont elle a interdit que l'on parle de Kokorine ? Et comment donc ! Elle a le sang de Kokorine sur la conscience. Et moi aussi, naturellement. Seulement, moi, j'ai racheté mon péché par une peur mortelle. Kokorine était mon condisciple et lui aussi venait chez Amalia. Autrefois nous étions amis, mais à cause d'elle nous devînmes des ennemis. Kokorine avait des manières plus familières que moi et son visage était plus avenant, mais, entre nous, un marchand sera toujours un marchand, un plébéien, fût-il étudiant à l'université. Amalia s'est bien divertie avec nous - cajolant tantôt l'un, tantôt l'autre. Un jour elle t'appelle Nicolas et te tutoie, comme si tu étais son favori, et le lendemain, pour une broutille, tu subis sa disgrâce : elle t'interdit de paraître à ses yeux pendant une semaine, et de nouveau elle te vouvoie, et de nouveau elle t'appelle " Nikolaï Stépanitch ". Telle est sa politique - qui a mordu à son hameçon ne s'en arrache jamais.