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avait lu quelque part un article sur la roulette américaine et cela lui avait plu. " Tu vas voir, Kolia, toi et moi, nous allons la rebaptiser roulette russe ", m'avait-il dit. Puis il avait ajouté : " C'est triste de se tuer chez soi. Pour finir en beauté, nous allons nous offrir une promenade de santé avec attractions. " J'avais accepté, tout m'était égal. Il faut avouer que j'étais au trente-sixième dessous et que j'étais sûr de perdre. Et les mêmes mots me martelaient la cervelle : lundi, le 13, lundi, le 13. Je ne parvins pas à fermer l'oil de la nuit. Je songeai à fuir à l'étranger, mais à la seule idée qu'il l'aurait pour lui et qu'ils allaient se moquer de moi... Bref, je restai.
Le matin, voici comment les choses se passèrent. Pierre arriva tout joyeux - un vrai dandy avec son gilet blanc. Naturellement chanceux, il espérait visiblement que cette fois encore le sort lui sourirait. Nous lançâmes les dés dans mon bureau. Il fit neuf, moi trois. D'ailleurs, je m'attendais à perdre. " Je n'irai nulle part, dis-je. Je préfère mourir ici. " Je fis tourner le barillet et pressai le canon du revolver contre mon cour. " Arrête ! me fit-il. Ne tire pas dans le cour. Si la balle dévie, tu risques de souffrir longtemps. Mieux vaut tirer dans la tempe ou dans la bouche. - Merci pour cette délicate attention, " lui dis-je. A cet instant, j'éprouvai pour lui une haine telle qu'il me semblait que j'aurais pu le tuer sans quelque duel que ce fût. Pourtant, j'obéis à son conseil. Jamais je n'oublierai ce déclic-là, le tout premier. Ce claquement métallique près de l'oreille fut tel que...
Akhtyrtsev fit une grimace et remplit de nouveau son verre. La chanteuse, une corpulente tsigane
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parée d'un châle doré, entonna de sa voix basse un chant languissant à vous retourner l'âme.
- ... J'entends la voix de Pierre : " Maintenant, à mon tour. Allons dehors. "
C'est alors seulement que je me rendis compte que j'étais vivant. Nous montâmes sur la butte Chvivaïa, d'où l'on a une vue sur la ville. Kokorine devant, moi à une vingtaine de pas derrière. Il s'arrêta un instant au bord du précipice, je ne distinguais pas son visage. Il leva alors la main qui tenait le pistolet afin que je puisse le voir, il fit tourner le barillet et porta aussitôt l'arme à sa tempe - déclic. Mais moi je savais qu'il ne lui arriverait rien, et je ne le souhaitais même pas. De nouveau nous lançâmes les dés - de nouveau je perdis. Je descendis en direction de la laouza, pas âme qui vive. Je grimpai sur une borne du pont, afin de tomber dans l'eau sitôt après... Cette fois encore, j'en réchappai. Nous repartîmes dans une autre direction, mais Pierre dit : " Cela commence à devenir lassant. Et si nous faisions un peu peur aux bourgeois ? " II faisait preuve d'une certaine bravoure, rendons-lui cette justice. Nous obliquâmes dans une rue où il commençait à y avoir pas mal de monde et qu'empruntaient les équipages. Je me plaçai sur le trottoir d'en face. Kokorine ôta son chapeau, fit des révérences à droite et à gauche, leva la main, fit tourner le barillet. Rien. Mais ensuite nous dûmes prendre nos jambes à notre cou. Cris, vacarmes, dames qui poussent des glapissements. Rue Mokhovaïa, nous tournâmes sous un porche. Nous lançâmes les dés, et qu'est-ce que vous pensez ? C'est encore moi qui perds ! Il fait deux six, moi deux as, parole d'honneur ! C'est fini, me dis-je, finito, le symbole est trop évident. L'un a tout, l'autre rien. La troisième fois, je
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tirai devant Côme et Damien, l'église où j'ai été baptisé. Je me postai sur le parvis, à côté des mendiants, je donnai un rouble à chacun, je retirai ma casquette... J'ouvre les yeux : je suis vivant. Alors un fol en Christ me dit : " De l'âme éprouvée, Dieu pardonne le péché. " Je ne suis pas près d'oublier ces paroles. Puis nous partîmes de là. Kokorine choisit un endroit un peu plus chic, juste devant le passage de Galoftéevski. Rue Néglinnaïa, il entra dans un salon de thé, prit place à une table, tandis que, débout à l'extérieur, je pouvais le voir à travers la vitre. Il dit quelque chose à une dame assise à la table voisine, celle-ci se mit à rire. Il sort son pistolet et appuie sur la détente. La dame rit de plus belle. Il range son arme, échange encore quelques mots avec sa voisine et termine son café. Je suis engourdi, je ne sens plus rien. Je n'ai qu'une seule pensée : il va maintenant falloir de nouveau tirer au sort.
Nous lançâmes les dés près de l'hôtel Loskoutnaïa, et là, pour la première fois, il perdit. Sept pour moi, six pour lui. Sept et six - un tout petit point de différence. Nous marchâmes ensemble jusqu'au restaurant Gourovski, mais là, à l'endroit où l'on construit le Musée historique, nous nous séparâmes : lui entra dans le jardin Alexandre et suivit l'allée, tandis que je restai sur le trottoir longeant la grille. Juste avant de nous quitter, il me dit : " Toi et moi, nous sommes des idiots, Kolia. Si cette fois-ci je passe encore au travers, j'envoie tout au diable. " Je voulus l'arrêter, j'en prends Dieu à témoin, mais je ne le fis pas. Pourquoi ? Je l'ignore moi-même. Non, c'est un mensonge, je le sais très bien... Il me vint une idée méprisable. Qu'il fasse encore une tentative et après nous verrons. Alors, peut-être, nous mettrons les
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pouces... Vous êtes le seul à qui j'ai fait cet aveu, Fan-dorine. A cet instant, je vous parle à cour ouvert...
Akhtyrtsev vida un autre verre, sous son pince-nez ses yeux était troubles et injectés de sang. Fandorine attendait en retenant son souffle, bien que la suite des événements lui fût connue pour l'essentiel. Niko-laï Stépanovitch sortit un cigare de sa poche et, la main tremblante, craqua une allumette. Son long et gros cigare seyait étonnamment mal à son visage ingrat d'adolescent. Chassant de ses yeux un nuage de fumée, Akhtyrtsev se leva brusquement.
- Serveur, l'addition ! J'en ai assez d'être ici. Il y a trop de bruit et l'on étouffe, dit-il en tirant sur sa cravate de soie pour la desserrer. Prenons un fiacre et allons quelque part. Ou marchons, tout simplement.
Ils s'arrêtèrent sur le perron. La rue plongée dans l'obscurité était déserte. Seules les fenêtres du Crimée étaient éclairées. Le bec de gaz le plus proche répandait une lumière vacillante.
- Et chi nous allions tout de même chez moi ? suggéra Akhtyrtsev la bouche empâtée par le cigare qu'il serrait entre ses dents. Il y a chûrement de bons équipaches au coin de la rue.
Derrière eux, la porte s'ouvrit, et sur le seuil sortit leur voisin de table, le fonctionnaire aux yeux délavés, sa casquette rabattue sur l'oreille. Emettant un hoquet sonore, il plongea la main dans la poche de son uniforme et en sortit un cigare.
- Est-ce que vous pourriez me donner un petit peu de feu ? demanda-t-il en s'approchant des deux jeunes gens.
Fandorine perçut chez lui un léger accent de la Baltique, peut-être finnois.
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Akhtyrtsev tapota une poche puis l'autre, à la recherche de sa boîte d'allumettes. Eraste Pétrovitch attendait patiemment. Puis, subitement, un changement incompréhensible se produisit dans l'attitude de l'homme aux yeux pâles. Il parut se tasser et se pencha légèrement de côté. L'instant suivant, comme par enchantement, une lame courte et large surgit dans sa main gauche. Alors, en un geste précis et mesuré, le fonctionnaire planta la pointe de son arme dans le flanc droit d'Akhtyrtsev.
Les événements qui suivirent se déroulèrent très vite, en l'espace de deux ou trois secondes, mais Eraste Pétrovitch eut l'impression que le temps s'était arrêté. S'il réussit à noter toutes sortes de choses et à penser à bien d'autres, il était en revanche incapable de faire un geste, comme s'il eût été hypnotisé par le reflet de la lumière sur la surface de l'acier.