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Elle éclata d'un rire haineux, la tête rejetée en arrière. Son pince-nez à monture d'acier avait dégringolé et dansait au bout de son cordon.

- Taisez-vous ! glapit Ijitsyne, qui visiblement craignait que la sage-femme, par son incartade, ne ruinât tout son dispositif psychologique. Taisez-vous immédiatement ! Je ne tolérerai aucun outrage à l'autorité !

- Assassins ! Fumiers ! Satrapes ! Provocateurs ! Salauds ! Fossoyeurs de la Russie ! Vampires ! criait la Nesvitskaïa, et tout laissait supposer qu'elle pos-

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sédait, à l'intention des gardiens de l'ordre, une jolie réserve d'injures, qui n'était pas près de s'épuiser.

- Linkov, Pribloudko, bâillonnez-la ! hurla le juge, totalement hors de lui à présent.

D'un pas hésitant, les agents s'approchèrent de la sage-femme et l'empoignèrent aux épaules, mais ils semblaient ne pas très bien savoir comment procéder au bâillonnement d'une dame en apparence si convenable.

- Sois maudit, bête immonde ! tonnait la dame en question en regardant Ijitsyne droit dans les yeux. Tu crèveras de triste mort, tu crèveras de tes propres manigances !

Elle leva la main, l'index pointé sur la face du juge, et juste à cet instant un coup de feu éclata.

Léonti Andréiévitch sursauta et se plia en deux, la tête entre les mains. Tioulpanov battit des paupières : était-il possible de brûler la cervelle à quelqu'un juste en pointant son doigt sur lui ? !

Un grand rire retentit, impétueux, débordant. Bouryline agitait les mains et secouait la tête, impuissant à maîtriser un accès d'irrépressible gaieté. Ah ! voilà ce qu'il en était. C'était donc lui, le farceur, qui en douce, pendant que tous les autres regardaient la doctoresse, avait gonflé un sachet de papier puis l'avait écrasé sur la table.

- Aaaah ! ! !

Un long cri inhumain monta au plafond, couvrant le rire de l'industriel. Sténitch !

- Je n'en peux pluuuus ! hurlait l'infirmier d'une voix désespérée. Je n'en peux plus ! Tortionnaires ! Bourreaux ! Pourquoi me tourmentez-vous ? Pour quelle raison ? Seigneur, pourquoi ?

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Son regard totalement dément glissa sur les visages pour s'arrêter sur Zakharov, qui, seul d'entre tous, était assis : silencieux, sourire contraint aux lèvres, mains enfouies dans les poches de son tablier de cuir.

- Pourquoi souris-tu de la sorte, Igor ? C'est là ton royaume, c'est ça ? Ton royaume, ton antre démoniaque ! Tu trônes, tu diriges le bal ! Tu triomphes ! Pluton, le roi des Enfers ! Et ce sont là tes sujets ! (Il désignait les cadavres mutilés.) Dans toute leur beauté ! (A partir de là le fou se mit à débiter un discours beaucoup moins cohérent.) On m'a viré ! Indigne que j'étais ! Mais toi, de quoi t'es-tu révélé digne ? De quoi es-tu si fier ? Regarde-toi ! Charognard ! Nécrophage ! Regardez-le, ce nécro-phage ! Et son petit assistant ? Ah ! Ils font la paire ! " Le corbeau vole au corbeau, le corbeau crie au corbeau : corbeau, où pourrions-nous déjeuner ? "

Et enfin il se tut, en proie à un ricanement hystérique qui lui secouait tout le corps.

La bouche de l'expert se tordit en un arc méprisant. Groumov, quant à lui, esquissa un sourire incertain.

Une sacrée " expérience ", vraiment, pensa Anissi en considérant tour à tour le juge, une main crispée sur son cour, et les suspects : l'une braillant des malédictions, l'autre parti dans un fou rire, le troisième ricanant. Allez donc tous au diable !

Anissi tourna les talons et sortit.

Ouf ! qu'il faisait bon à l'air frais !

Il fit un saut chez lui, rue des Grenades, pouf prendre des nouvelles de Sonia et avaler en vitesse

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la soupe au chou préparée par Palacha, puis il fila chez le chef. Il avait de quoi raconter, et aussi bien des fautes à confesser. Mais il était surtout impatient d'apprendre ce qu'Eraste Pétrovitch avait aujourd'hui fabriqué de si mystérieux.

Le trajet jusqu'à la rue Malaïa Nikitskaïa n'était pas long, cinq minutes tout au plus. Tioulpanov escalada d'un bond le perron familier, appuya sur la sonnette... Personne. Bon, Angelina Samsonovna était sans doute à l'église ou à l'hôpital, mais où était Massa ? Un vif sentiment d'inquiétude lui étrei-gnit soudain le cour : et si, pendant qu'Anissi sabotait l'enquête, le chef avait eu besoin d'aide et envoyé quérir son fidèle serviteur ?

Il retourna lentement sur ses pas, triste et découragé. Une bande de mioches galopait dans la rue en poussant des cris. Au moins trois des gamins, les plus déchaînés, avaient le teint noiraud et les yeux obliques. Tioulpanov hocha la tête, se rappelant que parmi les cuisinières, femmes de chambre et autres blanchisseuses du voisinage, le serviteur de Fandorine passait pour un don Juan et un bourreau des cours. Si les choses continuaient ainsi, dans dix ans tout le quartier ne serait plus peuplé que de petits Japonais.

Il revint deux heures plus tard, à la nuit tombée. Il vit les fenêtres du pavillon éclairées, se réjouit et traversa la cour à toutes jambes.

Massa et la maîtresse de maison étaient bien présents, mais pas Eraste Pétrovitch, et Tioulpanov apprit qu'on n'avait pas eu la moindre nouvelle de lui de toute la journée.

Angelina Samsonovna ne laissa pas repartir son visiteur. Elle le força à s'asseoir et lui servit du thé au rhum et des éclairs dont il était grand amateur.

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- Mais c'est encore carême, protesta Tioulpanov d'une voix mal assurée tout en humant le divin arôme qui émanait du thé fraîchement passé allongé de liqueur jamaïcaine. Peut-on bien boire du rhum ?

- De toute façon, vous n'observez pas le jeûne, Anissi Pitirimovitch, n'est-ce pas ? répondit Ange-lina avec un sourire.

Elle s'était installée en face de lui, une joue calée dans une main. Elle ne buvait pas de thé ni ne mangeait de gâteaux.

- Le jeûne ne doit pas venir en privation, mais en récompense. Le Seigneur n'a pas besoin d'autre dévotion. Si votre âme ne le réclame pas, ne jeûnez pas, libre à vous. Eraste Pétrovitch, tenez, ne fréquente pas l'église, et ne se soucie pas des usages religieux, et peu importe, ce n'est pas grave. L'important est que Dieu vit dans son cour. Et si un homme peut connaître Dieu sans le secours de l'Eglise, pourquoi le contraindre ?

Anissi cette fois-ci ne put se contenir et déballa d'un coup ce qui le taraudait depuis si longtemps :

- Tous les préceptes de la religion ne sont pas à négliger. En admettant même qu'on n'y attache pas soi-même d'importance, on peut cependant ménager les sentiments de ses proches. Vous, Angelina Samsonovna, vous vivez selon la loi de l'Eglise, vous observez tous les rites, le péché n'oserait même vous aborder, mais du point de vue de la société... C'est injuste, c'est cruel...

Il se trouva malgré tout incapable de s'exprimer carrément, et sa phrase demeura en suspens, mais Angelina était assez fine pour comprendre sans qu'il eût besoin d'achever.

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- Vous voulez parler du fait que nous vivons ensemble sans être mariés ? demanda-t-elle, très calme, comme si le sujet n'avait rien d'extraordinaire. Vous avez tort, Anissi Pitirimovitch, de blâmer Eraste Pétrovitch. Il m'a déjà proposé deux fois, fort honnêtement, de m'épouser. C'est moi qui n'ai pas voulu.

Anissi en resta bouche bée.

- Mais pourquoi donc ? !

Angelina Samsonovna sourit à nouveau, non plus à son interlocuteur cependant, mais à ses propres pensées.

- Quand on aime, on ne pense pas à soi. Or moi, j'aime Eraste Pétrovitch. Parce qu'il est très beau.