- Pour ça, c'est certain, acquiesça Tioulpanov. C'est un bel homme, comme il s'en rencontre peu.
- Je ne parle pas de cela. La beauté physique est précaire. Une épidémie de variole, une brûlure, et c'en est fini. Tenez, par exemple, l'an passé, quand nous étions en Angleterre, un incendie s'est déclaré dans la maison voisine. Eraste Pétrovitch est allé tirer un chiot des flammes et n'en est pas revenu indemne. Vêtements calcinés, cheveux grillés. Il avait une énorme cloque sur la joue, cils et sourcils étaient tombés. Il était devenu d'un vilain ! Et il aurait pu avoir toute la figure brûlée. Seulement la vraie beauté n'est pas celle du visage. Eraste Pétrovitch, lui, est vraiment beau.
Angelina prononça ce dernier mot avec une singulière expression, et Anissi comprit à quoi elle faisait allusion.
- J'ai seulement peur pour lui. Il lui a été donné une grande force, or une grande force, c'est aussi une grande tentation. On est jeudi, je devrais être à
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l'église à cette heure, à l'office des Ténèbres pour célébrer la Sainte Cène, mais, pécheresse que je suis, je ne puis même réciter les prières imposées par le rite. Tout ce que je demande au Sauveur, je le demande pour lui, pour Eraste Pétrovitch. Puisse le Seigneur le préserver, de la méchanceté des hommes, mais plus encore de l'orgueil qui perd les âmes.
A ces mots, Anissi jeta un coup d'oil à l'horloge, puis dit d'un air soucieux :
- Quant à moi, je vous l'avoue, c'est davantage la méchanceté des hommes qui m'inquiète. Il est déjà deux heures du matin, et il n'est toujours pas là. Je vous remercie pour la collation, Angelina Samso-novna, je vais rentrer chez moi. Si Eraste Pétrovitch réapparaît, envoyez-moi chercher, je vous en prie instamment.
Tioulpanov marchait en direction de sa demeure, tout en réfléchissant à ce qu'il venait d'entendre. Il n'avait pas encore quitté la rue Malaïa Nikitskaïa quand, sous un réverbère à gaz, une jeune délurée s'approcha vivement de lui - chevelure noire nouée d'un large ruban, paupières peintes, joues fardées.
- Bien le bonsoir, charmant gentleman. Que diriez-vous d'offrir à une jeune fille un petit verre de liqueur alcoolisée ? (Elle joua de ses sourcils passés au khôl puis chuchota d'un ton fiévreux :) Crois-moi, beau gosse, je saurai te remercier. Je te rendrai si heureux que tu t'en souviendras toute ta vie...
Tioulpanov sentit comme un choc quelque part au plus profond de son être. La fille n'était pas vilaine, pas vilaine du tout, même. Mais depuis la dernière fois qu'il avait succombé au péché, à carême-prenant, il s'était juré de renoncer à jamais aux amours vénales. On se sentait trop mal après,
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trop honteux. Il aurait bien aimé se marier, mais que faire de Sonia ? Anissi répondit avec une sévérité toute paternelle :
- Tu devrais traîner un peu moins dehors la nuit. N'importe quoi peut arriver, imagine que tu tombes sur un sale type, un fou armé d'un couteau...
Cependant la drôlesse ne parut nullement s'émouvoir.
- Voyez-vous ça ! On s'inquiète ! pouffa-t-elle. Aucune chance qu'on m'assassine, va. Nous sommes sous bonne garde : j'ai un cerbère.
Et en effet, de l'autre côté de la rue, une silhouette se dessinait dans l'ombre. Ayant compris qu'il était repéré, le marlou s'approcha sans hâte, d'une démarche chaloupée. Le gaillard était du dernier chic : bonnet de castor enfoncé sur les yeux, pelisse crânement ouverte malgré le froid, écharpe blanche lui dissimulant la moitié du visage, guêtres d'une égale blancheur immaculée.
Quand il ouvrit la bouche, celle-ci découvrit le scintillement d'une dent en or.
- Je m'excuse, monsieur, dit-il d'une voix mollasse. Ou bien vous prenez la demoiselle, ou bien vous passez votre chemin. Inutile de faire perdre son temps à une jeune fille qui travaille.
La fille regardait son protecteur avec un air d'adoration, et Tioulpanov s'en trouva encore plus furieux que de l'insolence du barbeau.
- Tu vas apprendre à me donner des ordres ! s'emporta-t-il. Je vais te faire emballer, et vivement !
L'autre tourna rapidement la tête à gauche et à droite, et, s'étant assuré que la rue était déserte, s'enquit d'une voix encore plus traînante et lourde de menaces :
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- Et si l'emballeur allait se casser le nez ?
- Ah, tu le prends comme ça !
D'une main, Anissi empoigna le misérable par la manche, et de l'autre tira un sifflet de sa poche. Le poste de police se trouvait au coin, sur la rue de Tver. Et puis la Direction de la gendarmerie n'était qu'à deux pas.
- Tire-toi, Inès, je vais régler ça tout seul ! commanda le chrysodonte.
La fille aussitôt retroussa ses jupes et fila à toutes jambes, tandis que l'outrecuidant marlou déclarait avec la voix d'Eraste Pétrovitch :
- Cessez de souffler là dedans, Tioulpanov. J'en ai les tympans percés.
Haletant et cliquetant de tout son harnais, l'agent Semion Loukitch arrivait déjà au pas de course.
Le chef voulut lui glisser une pièce de cinquante kopecks.
- Bravo, tu cours vite !
Semion Loukitch refusa la pièce que lui tendait le louche individu et tourna vers Anissi un regard interrogateur.
- Oui, oui, Semion, va, mon ami, dit Tioulpanov, confus. Excuse-moi de t'avoir dérangé pour rien.
Alors seulement, le sergent de ville accepta l'argent, exécuta un salut militaire empreint du plus grand respect, puis s'en alla regagner son poste.
- Que fait Angelina, elle ne dort pas ? demanda Eraste Pétrovitch après avoir jeté un coup d'oil aux fenêtres éclairées du pavillon.
- Non, elle vous attend.
- En ce cas, si vous n'y voyez pas d'objection, marchons un peu et c-causons. , u
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- Chef, que signifie cette mascarade ? Vous disiez dans votre billet que vous alliez tenter de prendre l'affaire par le bout opposé ? Qu'est-ce que ce " bout opposé " ?
Fandorine posa sur son assistant un regard où se lisait une nette désapprobation.
- Vous ne comprenez pas vite, Tioulpanov. " Par le bout opposé " signifie du côté des victimes de l'Eventreur. J'ai supposé que les femmes de mours légères pour lesquelles notre homme semble nourrir une particulière aversion pouvaient savoir ce que nous ignorions. Qu'elles pouvaient, mettons, avoir vu quelque personnage douteux, avoir eu vent de rumeurs ou bien soupçonner des choses. J'ai donc décidé de partir en reconnaissance. Cette sorte de clientèle ne se confiera jamais à un policier ni à un fonctionnaire, aussi ai-je choisi le camouflage le plus approprié. Je d-dois avouer qu'en qualité de marlou, j'ai remporté un certain succès, ajouta modestement Eraste Pétrovitch. Plusieurs créatures déchues se sont offertes à passer sous ma protection, ce qui n'a pas manqué de susciter le mécontentement de mes concurrents, le Taon, le Poulain et le Kazbek.
Anissi ne fut nullement surpris de la réussite du chef dans la carrière de souteneur : un véritable apollon, qui plus est avec tout le chic requis dans ces quartiers-là. Il demanda cependant :
- Vous avez obtenu des résultats ?
- J'ai appris deux ou trois choses, répondit gaiement Fandorine. Mademoiselle Inès, dont les charmes, je crois, ne vous ont pas laissé entièrement indifférent, m'a rapporté une intéressante histoire. Il y a environ un mois et demi, un soir, un homme l'a
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abordée en prononçant ces mots étranges : " Comme tu as l'air malheureuse ! Viens avec moi, je vais te donner de la joie. " Mais Inès, qui est une f-fille sensée, a refusé de le suivre, car elle avait remarqué qu'au moment de s'approcher d'elle il avait dissimulé un objet dans son dos et que cet objet scintillait sous la lune. Et il semblerait encore qu'une autre fille, une nommée Glachka ou Dachka, eût connu une aventure semblable. Il y aurait même eu du sang versé, mais sans aller jusqu'au meurtre. J'espère bien retrouver cette Glachka-Dachka.
- C'est sûrement lui, c'est l'Eventreur ! s'exclama Anissi, pris d'excitation. De quoi avait-il l'air ? Que raconte votre témoin ?