Выбрать главу

- Le problème est justement qu'Inès ne l'a pas bien vu. Le visage de l'homme était dans l'ombre, et elle ne se rappelle que sa voix. Une voix, dit-elle, douce, calme, c-courtoise. Comme un ronronnement de chat.

- Et sa taille ? Ses vêtements ?

- Elle ne s'en souvient pas. De son propre aveu, elle était " un peu pompette ". Mais elle affirme que ce n'était ni un monsieur ni un p-prolétaire, plutôt quelque chose entre les deux.

- Fort bien, c'est déjà ça ! (Anissi se mit à compter sur ses doigts.) Premièrement, c'est un homme. Deuxièmement, il possède une voix caractéristique. Troisièmement, il est de moyenne condition.

- Tout ça ne vaut rien, coupa le chef. L'individu peut fort bien se t-travestir pour ses aventures nocturnes. Et la voix est suspecte. Un " ronronnement de chat ", qu'est-ce que ça veut dire ? Non, il est impossible d'exclure totalement qu'il puisse s'agir d'une femme. "^

366

Tioulpanov se rappela soudain la théorie d'Ijitsyne.

- Bien, mais l'endroit ? Où l'a-t-il abordée ? Place Khitrov ?

- Non, Inès est une d-demoiselle de la Gra-tchevka, et sa zone d'influence embrasse la place Troubnaïa et ses environs. L'individu l'a abordée place Soukharev.

- Ça colle également, réfléchit Anissi. C'est à une dizaine de minutes de marche du village tatar de Vypolzov !

- Holà, Tioulpanov, stop ! (Le chef, en effet, s'était arrêté.) Que vient faire ici le village t-tatar ?

Ce fut alors le tour d'Anissi de narrer ses exploits. Il commença par le principal, autrement dit par l'" expérience judiciaire " d'Ijitsyne.

Eraste l'écouta, les yeux mi-clos, la mine hostile. Une seule fois, il l'interrompit :

- " Custigo " ?

- Oui, je crois que c'est exactement ce qu'a dit la Nesvitskaïa. Ou quelque chose d'approchant. De quoi s'agit-il ?

- Probablement de " castigo ", qui signifie en italien " châtiment ", expliqua Fandorine. C'était le nom d'une sorte d'organisation s-secrète créée par la police sicilienne, qui, sans autre forme de procès, abattait les petits voleurs, les vagabonds, les prostituées et autres représentants de la " lie " de la société. Les membres de l'organisation rejetaient la responsabilité des meurtres sur les associations criminelles locales qu'ils poursuivaient à leur tour. Eh quoi, l'hypothèse de notre s-sage-femme n'était pas si sotte. De la part d'Ijitsyne, c'eût été, je crois, chose parfaitement possible.

367

Quand Anissi eut achevé son récit de l'" expérience ", le chef déclara d'un ton maussade :

- M-ouais, maintenant si l'un de ces trois-là est bel et bien l'Eventreur, on ne le prendra plus facilement. Un homme averti en vaut deux.

- Léonti Andréiévitch a dit que si aucun ne se trahissait pendant l'expérience, il les ferait placer tous les trois sous surveillance.

- Et pour quoi faire ? Les preuves, s'il y en a, auront été détruites. Les maniaques possèdent toujours une sorte de collection de souvenirs chers à leur cour. Les maniaques, Tioulpanov, sont gens sentimentaux. L'un s'emparera d'un lambeau de vêtement sur un cadavre, l'autre dérobera pire encore. Un assassin particulièrement barbare, qui avait égorgé six femmes, collectionnait les nombrils : il éprouvait une funeste faiblesse pour cette innocente partie du corps. La principale p-pièce à conviction du procès se trouva constituée de nombrils sèches. Notre " chirurgien ", lui, s'y connaît en anatomie, et chaque fois un des organes viscéraux manque au cadavre. Je suppose que le meurtrier l'emporte pour sa " collection ".

- Mais êtes-vous bien certain, chef, que l'Eventreur appartienne forcément au monde médical ? demanda Anissi, qui informa alors aussitôt Eraste Pétrovitch de l'hypothèse " bouchère " d'Ijitsyne et, par voie de conséquence, de son audacieux " plan d'action ".

- Ainsi, il ne croit pas à la version anglaise ? s'étonna Fandorine. Pourtant les traits de similitude avec les meurtres de Londres sont évidents. Non, Tioulpanov, c'est une seule et même personne qui a

368

commis ces crimes. Pourquoi un b-boucher moscovite irait-il en Angleterre ?

- Et cependant Ijitsyne ne démordra jamais de son idée, surtout maintenant, après l'échec de son " expérience judiciaire ". Les pauvres bouchers sont déjà bouclés depuis midi au violon. Il les y maintiendra jusqu'à demain avec défense de boire et de dormir. Et dès l'aube il s'occupera d'eux sérieusement.

Il y avait longtemps qu'Anissi n'avait vu les yeux du chef briller d'un éclat si menaçant.

- Ah bon, le fameux " plan " a déjà été mis à exécution ? prononça le fonctionnaire entre ses dents. Fort bien. Je tiens le pari que cette nuit quelqu'un d'autre devra renoncer au sommeil. Et par la même occasion, à sa charge. Venez avec moi, Tioulpanov. Nous allons rendre au sieur Ijitsyne une visite tardive. Pour autant qu'il m'en souvienne, il possède un appartement de fonction dans le bâtiment des services judiciaires. Ce n'est pas loin d'ici, rue Vozdvi-jenka. Allons, Tioulpanov, en avant, marche !

Anissi connaissait bien l'immeuble à un étage des services judiciaires, où logeaient les fonctionnaires du ministère de la Justice célibataires ou en mission : une longue bâtisse rouge-brun, construite sur le mode britannique, avec une entrée particulière pour chaque appartement.

Ils frappèrent à la loge du concierge. Celui-ci sortit sur le pas de sa porte, ensommeillé, juste à moitié vêtu. Il refusa un long moment de communiquer aux tardifs visiteurs le numéro du logement où vivait le conseiller aulique, tant Eraste Pétrovitch,

369

avec son pittoresque costume de carnaval, lui paraissait louche. Ils ne furent sauvés que par la casquette à cocarde que portait Anissi.

Ils gravirent tous les trois l'escalier menant à la porte indiquée. Le concierge donna un coup de sonnette, se découvrit et fit un signe de croix.

- Léonti Andréiévitch va être rudement furieux, expliqua-t-il dans un murmure. Sauf votre respect, messieurs, vous prendrez la chose sur vous.

- Nous la prendrons, nous la prendrons, grommela Eraste Pétrovitch en examinant la porte avec attention.

Puis il exerça soudain une légère pression contre le vantail, et celui-ci pivota sans bruit.

- Ouverte ! s'exclama le concierge. Ce sera cette étourdie de Zinka, sa femme de chambre. Elle n'a que du vent dans la tête ! A moins que ce ne soient des cambrioleurs ou des voleurs. On a eu un cas ici, l'autre jour, passage Kislovski...

- Chhhut ! lui ordonna Fandorine en levant le doigt.

L'appartement semblait désert. On entendit le tintement d'une horloge marquant le quart.

- Mauvais, Tioulpanov, très mauvais.

Eraste Pétrovitch avança dans l'entrée et tira de sa poche une lanterne électrique. Un objet épatant, de fabrication américaine : on pressait un ressort qui permettait de libérer de l'énergie à l'intérieur du boîtier et d'émettre ainsi un faisceau de lumière. Anissi aurait aimé s'en acheter une pareille, mais c'était bien au-dessus de ses moyens.

Le faisceau explora les murs, courut sur le plancher, s'immobilisa.

- Oh, Sainte Mère ! gémit le concierge. Zinka l

370

Le disque de lumière venait d'arracher à l'obscurité le visage extraordinairement pâle d'une jeune femme aux yeux fixes, écarquillés.

- Où est la chambre du locataire ? demanda sèchement Fandorine en secouant par l'épaule le bonhomme paralysé. Montre-nous ! Vite !

Ils se précipitèrent dans le salon, puis du salon dans le bureau qui ouvrait sur la chambre à coucher.

On aurait pu croire que Tioulpanov avait tout vu, au cours des dernières journées, en fait de visages grimaçants de trépassés, mais jamais encore il n'en avait contemplé d'aussi atroce.

Léonti Andréiévitch Ijitsyne gisait dans son lit, la bouche béante. Ses yeux invraisemblablement exorbités lui donnaient un air de crapaud. Le faisceau de lumière jaune courut ici et là, éclaira un bref instant d'étranges masses sombres disposées autour de l'oreiller, puis s'écarta brusquement. Il régnait une odeur de pourriture et d'excréments.