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Le faisceau revint à l'affreux visage. Le disque de lumière électrique se resserra, devint plus intense et bientôt n'éclaira plus que le haut de la tête du mort.

Sur le front se dessinait en noir l'empreinte d'un baiser.

Les prodiges que mon art est capable d'accomplir laissent pantois. Difficile portant d'imaginer créature plus laide que ce magistrat. La laideur de sa conduite, de ses manières, de son ignoble physionomie était si absolue que pour la première fois un doute s'était insinué dans mon cour : était-il possible que même cette ordure fût à l'intérieur aussi belle que les autres enfants de Dieu ?

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Et j'ai réussi à le rendre beau ! Bien sûr, l'anatomie d'un homme est loin d'égaler celle d'une femme, mais quiconque eût regardé le juge Ijitsyne une fois le travail achevé eût été forcé de reconnaître qu'il était beaucoup mieux sous cet aspect.

Il a eu de la chance. C'est sa récompense pour son zèle et sa débrouillardise. Et aussi pour avoir fait languir mon cour de soif grâce à son spectacle absurde. Il a éveillé ma soif, et il l'a étanchée.

Je ne lui en veux plus, il est pardonné. Même si j'ai dû à cause de lui enterrer les babioles que je chérissais tant : les flacons où étaient conservés les précieux mémentos1 évoquant mes grands instants de bonheur. J'ai vidé les flacons de l'alcool qu'ils contenaient, à présent toutes mes reliques sont en train de pourrir. Mais il n'y avait rien d'autre à faire. Les garder devenait dangereux. La police tourne autour de moi, tel un vol de corbeaux.

Vilain métier que celui de toujours fureter, suivre à la trace. Et ceux qui le font sont des gens d'une laideur rare. Comme si on les choisissait exprès : trognes camuses, yeux porcins, nuques cramoisies, pommes d'Adam proéminentes, oreilles décollées.

Non, cela est peut-être injuste. Il en est un qui, bien que fort disgracieux, semble ne pas avoir tout à fait déchu. A sa façon, il est même sympathique.

Il a une vie difficile.

Il faudrait aider ce jeune homme. Accomplir encore une bonne ouvre.

1. Souvenirs (anglais).

Un compte rendu sténographique

7 avril, vendredi de la Passion

- ... mécontentement et inquiétude. Le souverain est extrêmement alarmé des forfaits inouïs, épouvantables, qui se commettent dans l'ancienne capitale. L'ajournement de sa visite en dépit de son vou d'assister à la célébration pascale au Kremlin constitue un événement à caractère d'exception. Il a particulièrement déplu à Sa Majesté impériale que l'administration de Moscou tente de soustraire à sa suprême attention une suite d'assassinats qui, ainsi qu'il apparaît aujourd'hui, dure depuis déjà plusieurs semaines. Quand j'ai quitté hier soir Saint-Pétersbourg pour venir ici procéder à une enquête, le dernier crime, le plus monstrueux de tous, ne s'était pas encore produit. Le meurtre du fonctionnaire du ministère public en charge de l'enquête représente, pour la Russie impériale, un scandale sans précédent. Quant aux circonstances de cet abominable forfait, elles sont de nature à glacer les sangs et lancent un défi aux fondements mêmes de l'ordre et de la loi...

Les mots tombaient, un à un, autoritaires, menaçants. L'homme qui les prononçait promena un

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lourd regard sur l'assistance - Moscovites aux visages tendus, Pétersbourgeois aux mines sévères.

En cette maussade matinée du Vendredi saint, au palais du prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, se tenait un conseil extraordinaire en présence du ministre des Affaires intérieures, le comte Tolstov, juste arrivé de la capitale, et de sa suite.

L'illustre adversaire de l'hydre révolutionnaire avait la face jaune et odémateuse, ses yeux froids et perçants se perdaient dans de flasques replis de peau malsaine, mais sa voix, impérieuse, inflexible, était comme forgée dans l'acier.

-... En vertu du pouvoir que me confère mon ministère, je démets le major général lourovski des fonctions de grand maître de la police de Moscou, martela le comte.

Un souffle, mi-soupir, mi-gémissement, parcourut les rangs des dignitaires de la police de la ville.

- Monsieur le procureur général relevant du ministère de la Justice, je ne puis le destituer, cependant je ne saurais lui recommander trop instamment de présenter sans délai sa démission sans attendre d'être contraint à quitter sa charge...

Le procureur Kozliatnikov blêmit, ouvrit et referma la bouche sans émettre un mot, tandis que ses adjoints se trémoussaient sur leur chaise.

- Quant à ce qui vous concerne, Vladimir Andréiévitch...

Le ministre regarda bien en face le général gouverneur qui écoutait le terrible discours, les sourcils froncés et une main en cornet contre son oreille.

-... je ne me permettrai pas, bien entendu, de vous donner des conseils, mais je suis pleinement autorisé à porter à votre connaissance que le souve-

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rain témoigne une grande insatisfaction à votre égard devant l'état où se trouve la ville qui vous a été confiée. Je sais que Sa Majesté avait l'intention, à l'occasion du prochain jubilé de vos soixante ans de service dans le grade d'officier, de vous remettre la plus haute distinction de l'empire de Russie ainsi qu'une cassette en diamants ornée du monogramme de la famille impériale. Apprenez donc, Votre Haute Excellence, que le décret dicté par le souverain n'a finalement pas reçu sa signature. Et quand Sa Majesté aura été informée du crime révoltant commis cette nuit...

Le comte marqua une pause éloquente, et un grand silence tomba dans la pièce. Les Moscovites s'étaient pétrifiés, car ils sentaient dans l'air comme un souffle glacé de fin de grande époque. Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï gouvernait l'ancienne capitale depuis près d'un quart de siècle, le vaste manteau de l'Administration moscovite s'était depuis longtemps ajusté à sa princière carrure, avait pris le pli de son autorité, mélange de fermeté et de souplesse bien propice au confort de l'existence. Et voici qu'il apparaissait que la déchéance de Volodia au Grand Nid1 était proche. Le grand maître de la police et le procureur général étaient relevés de leurs fonctions sans la sanction du général gouverneur du Moscou ! Pareille chose ne s'était encore jamais produite. C'était le signe évident que Vladimir Andréiévitch vivait sur son trône ses derniers

1. Ce surnom du prince Dolgoroukoï était aussi celui de son presque homonyme Vladimir Dolgorouki, fondateur, au XIe siècle, de la ville de Moscou, et qualifié de la sorte en raison de sa politique expansionniste.

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jours, sinon ses dernières heures. La chute du titan devait forcément avoir des répercussions sur le destin et la carrière de nombreuses personnes parmi l'assistance, et c'est pourquoi la différence d'expression entre visages de fonctionnaires moscovites et pétersbourgois devint encore plus sensible.

Dolgoroukoï ôta sa main de son oreille, mâchonna un instant, ébouriffa ses moustaches et demanda :

- Et quand donc, Votre Excellence, Sa Majesté sera-t-elle informée de ce crime révoltant ?

Le ministre fronça les sourcils en s'efforçant de pénétrer le sens caché de cette question à première vue innocente.

Il finit par le percevoir, en jaugea la valeur et esquissa un sourire à peine perceptible :

- Comme à l'habitude, dès les premières heures du Vendredi saint, l'empereur s'absorbe dans la prière, et les affaires de l'Etat, sauf cas extraordinaire, sont reportées au dimanche. Je me présenterai devant le souverain, muni d'un rapport circonstancié, après-demain, avant le repas pascal.

Le gouverneur eut un hochement de tête satisfait :

- Je doute que le meurtre du conseiller aulique Ijitsyne et de sa femme de chambre, si grande soit l'indignation qu'inspiré un tel forfait, puisse être rangé au nombre des affaires d'Etat à caractère extraordinaire. Vous n'avez pas l'intention, cher Dmitri Andréiévitch, de distraire Sa Majesté impériale de sa prière pour un fait divers aussi sordide, n'est-ce pas ? Vous-même, je crois, n'en seriez guère félicité... déclara le prince avec le même air naïf.