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de nuit, gagné l'entrée et ouvert la porte. C'est là qu'elle a été tuée, dans le vestibule, d'un coup de lame étroite et acérée en plein cour. Après quoi le meurtrier, se déplaçant sans bruit, a traversé le salon puis le bureau pour atteindre la chambre à coucher du maître de maison. Celui-ci dormait, la lumière était éteinte - on l'a vu à la bougie posée sur la table de chevet. De toute évidence, le criminel s'en est passé, ce qui est en soi t-très remarquable car la chambre, ainsi qu'il vous souvient, était plongée dans une totale obscurité. Ijitsyne était étendu sur le dos. D'un seul coup de sa lame acérée, l'assassin lui a sectionné la trachée et l'artère carotide. Pendant que le mourant exhalait ses derniers râles, les mains crispées sur sa gorge tranchée (vous avez constaté que ses paumes ainsi que les manchettes de sa chemise de nuit étaient couvertes de sang), le criminel se tenait à l'écart et attendait en tambourinant des doigts sur le dessus du secrétaire.

Anissi avait beau être habitué à tout, il ne put ici se contenir :

- Non, là, chef, vous y allez un peu fort, avec cette histoire de doigts. Vous m'avez vous-même enseigné que, lorsqu'on s'attachait à reconstituer la scène du crime, mieux valait ne pas laisser vagabonder son imagination.

- A Dieu ne plaise, Tioulpanov, je n'invente rien ! répliqua Eraste Pétrovitch en haussant les épaules. La demoiselle Matiouchkina n'était pas, de fait, une femme de chambre bien consciencieuse. Le d-dessus du secrétaire porte une épaisse couche de poussière, et celle-ci une multitude d'empreintes ponctuelles laissées par la pulpe de plusieurs doigts. J'ai contrôlé lesdites empreintes. Elles sont un peu confuses,

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mais ce ne sont pas en tout cas celles d'Ijitsyne... Je vous passe les détails de l'éventration. Vous avez observé le résultat de cette p-procédure.

Anissi réprima un haut-le-cour et hocha la tête.

- J'attire encore une fois votre attention sur le fait que pour pratiquer la... dissection du corps, l'Eventreur s'est, en quelque façon, totalement passé de lumière. Manifestement, il possède le don fort peu courant de parfaitement voir dans l'obscurité. L'assassin s'est retiré sans hâte : il s'est lavé les mains à la table de toilette, a essuyé avec une serpillière les traces de pieds b-boueux dans chacune des pièces et dans l'entrée, et ceci avec beaucoup de soin. Dans l'ensemble, il a pris tout son temps. Le plus rageant est que, selon toute apparence, nous sommes arrivés, vous et moi, rue Vozdvijenka, environ un quart d'heure seulement après le départ du meurtrier... (Fandorine secoua la tête avec dépit.) Tels sont les faits. Maintenant, passons aux questions et aux conclusions qu'on peut tirer. Je commencerai par les questions. Pourquoi la femme de chambre a-t-elle ouvert la porte à ce visiteur nocturne ? Nous l'ignorons, mais plusieurs hypothèses sont possibles. Etait-ce une connaissance ? Si c'était le cas, une connaissance de qui, de la femme de chambre ou de son patron ? Nous n'avons pas la réponse. Peut-être la personne qui a sonné à l'entrée aura-t-elle simplement prétendu apporter une dépêche urgente. Compte tenu du caractère de sa charge, Ijitsyne recevait certainement des télégrammes et autres documents à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, de sorte que la domestique n'aura en rien été surprise. Continuons. Pourquoi son cadavre n'a-t-il pas été touché ? Encore plus intéressant :

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pourquoi notre meurtrier a-t-il tué un homme, pour la première fois depuis tout ce temps ?

- Ce n'est pas la première, intervint Anissi. Rappelez-vous, il y avait aussi un cadavre d'homme dans une des fosses communes de la Maison-Dieu.

Remarque, eût-on pu croire, parfaitement opportune et pertinente, mais le chef se contenta de hocher la tête - " Oui, oui... " - sans rendre justice à l'excellence de la mémoire de Tioulpanov.

- Et à présent, les conclusions. La femme de chambre a été tuée en dehors de l'" idée ". Tuée simplement parce qu'il fallait se débarrasser d'un témoin. Ainsi, on voit que le meurtrier s'écarte de son " idée " et en outre assassine un homme, et pas n'importe lequel : le magistrat lancé sur la piste de l'Eventreur. Un fonctionnaire actif, rigide, décidé à ne reculer devant rien. C'est un dangereux tournant dans la carrière de notre Jack. Il n'est plus à présent seulement un maniaque pris de crises de démence sous l'influence d'on ne sait quel d-délire morbide. Il est aujourd'hui également prêt à tuer pour de nouveaux motifs qui lui étaient jusqu'alors étrangers : soit par peur d'être démasqué, soit par certitude de rester impuni.

- Nou-ous voilà bien ! fit la voix de Védichtchev. Les filles de joie ne suffisent plus à ce malfaisant. Que va-t-il encore nous inventer désormais ! Et vous, messieurs les limiers, je le vois bien, vous ne tenez pas le moindre indice auquel vous raccrocher... Pas de doute, Vladim Andréitch et moi allons devoir déménager d'ici. Au diable le service du souverain, ce n'est pas la question, nous serions bien mieux à vivre en paix, mais jamais, voyez-vous, Vladim Andréitch ne supportera d'être en paix. A se

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trouver désouvré, il va d'un coup s'étioler, se ratatiner. C'est ça le grand malheur, c'est ça...

Le vieillard renifla et, tirant un immense mouchoir rosé, essuya une larme qui avait roulé sur sa joue.

- Frol Grigoriévitch, puisque vous êtes là, tenez-vous sage et ne nous dérangez pas, rétorqua sévèrement Anissi, qui jamais auparavant ne s'était permis de parler sur ce ton à Védichtchev.

Mais le chef n'en avait pas encore terminé avec ses déductions, au contraire, il commençait juste à approcher l'essentiel, semblait-il, et voilà que l'autre venait s'en mêler...

- Toutefois, cet écart par rapport à l'" idée " est en même temps un symptôme, pour nous, très encourageant, reprit Fandorine, comme pour confirmer ce que soupçonnait à l'instant son adjoint. Il est la preuve que nous sommes parvenus tout près de l'assassin. Il est à présent absolument évident qu'il s'agit d'un individu parfaitement informé du déroulement de l'enquête. Mieux encore, il n'est pas douteux que cet individu était présent lors de l'" expérience " d'Ijitsyne. C'était la première action offensive du juge d'instruction, et le châtiment a suivi aussitôt. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement qu'Ijitsyne, d'une manière ou d'une autre et à son insu, a irrité ou bien effrayé l'Eventreur. Ou bien encore enflammé son imagination pathologique.

Comme pour appuyer cette thèse, Eraste Pétro-vitch fit claquer trois fois son chapelet, coup sur coup.

- Qui donc est-il ? Nos trois suspects sont depuis hier placés sous surveillance, mais surveillance n'est pas détention sous bonne garde. Il faut s'assurer

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qu'aucun d'eux n'a pu, la nuit passée, se soustraire à la v-vigilance des agents. Ensuite, il faut s'occuper p-personnellement de tous ceux qui assistaient hier à l'" expérience judiciaire ". Combien de personnes y avait-il à la morgue ?

Anissi rassembla ses souvenirs :

- Combien ? Voyons voir... Moi, Ijitsyne, Zakharov et son assistant, Sténitch, la Nesvitskaïa, l'autre, là, comment s'appelle-t-il ?... Bouryline, et puis les sergents de ville, les gendarmes et les gars du cimetière. Ça doit faire une douzaine, un peu plus peut-être, si on les compte tous.

- On les compte tous, absolument tous, ordonna le chef. Asseyez-vous et dressez une liste. Leurs noms. Vos impressions sur chacun. Portrait psychologique. Attitude durant l'" expérience ". Les plus petits détails.

- Mais, Eraste Pétrovitch, je ne les connais pas tous par leur nom.

- Eh bien, vous vous renseignerez. Vous allez m'établir une liste complète, et notre Eventreur y figurera. Voilà votre mission pour aujourd'hui, occupez-vous-en. Moi, pendant ce temps, je m'en vais vérifier si quelqu'un de notre t-trio n'a pas pu effectuer une sortie clandestine durant la nuit...