La besogne avance vite quand l'ordre reçu est clair et bien défini, quand la tâche est à la mesure de vos forces, et que son importance est évidente et certaine.
De la résidence du gouverneur, Tioulpanov, empruntant la voiture et les fringants chevaux du prince, s'en fut à la Direction de la gendarmerie. Il y
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bavarda un moment avec le capitaine Zaïtsev, commandant la compagnie de patrouille et surveillance, à propos des deux gendarmes détachés pour les besoins de l'instruction - n'avait-on pas relevé chez eux des bizarreries de caractère ? -, à propos également de leurs familles respectives et d'éventuelles habitudes pernicieuses. Zaïtsev faillit s'alarmer, mais Anissi le rassura. Il fit valoir que l'affaire était par trop importante et confidentielle pour qu'on ne prît pas toutes les précautions.
Puis il se rendit à la Maison-Dieu. Il passa saluer Zakharov. Mais mieux eût valu qu'il s'en abstînt : l'ours grommela à son adresse quelques paroles inamicales pour replonger aussitôt le nez dans ses papiers. Groumov n'était pas à son poste.
Anissi alla s'enquérir auprès du gardien de ce qu'il savait des fossoyeurs. Il ne fournit aucune explication au Petit-Russien, et celui-ci de son côté ne lui posa aucune question qui l'eût embarrassé : l'homme était simple mais non dénué d'intelligence et de tact.
Il alla parler lui-même avec les ouvriers sous prétexte de leur remettre à chacun un rouble en récompense de l'aide apportée à l'enquête, et put ainsi se former sur les deux hommes une opinion personnelle. Et voilà, c'était tout. Il était temps de rentrer chez soi et de dresser cette fameuse liste pour le chef.
La nuit tombait déjà quand il acheva la rédaction du copieux document. Il le relut, en se représentant mentalement chacune des personnes répertoriées et en jaugeant son aptitude à tenir le rôle de maniaque.
Le maréchal des logis-chef Sinioukhine, du corps des gendarmes : vieux briscard, visage de marbre,
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yeux de plomb - allez savoir ce qu'il avait dans le ventre !
Linkov. A première vue, incapable de faire du mal à une mouche, mais aussi terriblement incongru sous son uniforme de sergent de ville. Esprit maladivement porté à la rêverie, amour-propre blessé, sensualité étouffée... tout était possible.
Le fossoyeur Tikhon Koulkov, avec ses joues hâves et sa figure grêlée, n'inspirait guère confiance non plus. Quelle gueule il avait, ce Koulkov ! Une gueule à vous égorger sans ciller pour peu qu'il vous croise dans un endroit désert.
Stop ! Egorger, sans doute, c'était à sa portée, mais comment irait-il jouer du scalpel avec ses grosses pattes calleuses ?
Anissi jeta un dernier coup d'oil à sa liste et lâcha une exclamation. Son front se mouilla de sueur, et sa gorge devint sèche. Ah, quel aveuglement !
Mais comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ! A croire qu'un voile lui recouvrait les yeux. Pourtant tout concordait ! Une seule personne dans toute la liste pouvait être l'Eventreur !
Il se leva d'un bond et, tel qu'il était, sans bonnet ni manteau, il courut chez le chef.
Au pavillon, il ne trouva que Massa : Eraste Pétro-vitch était absent, ainsi qu'Angelina, partie prier à l'église. Mais bien sûr, c'était aujourd'hui Vendredi saint, pour quelle autre raison les cloches eussent-elles sonné si tristement les vêpres ?
Ah, quelle guigne ! Et il n'y avait pourtant pas de temps à perdre ! Il avait commis une erreur en allant aujourd'hui poser des questions à la Maison-Dieu : l'autre, à coup sûr, avait tout deviné ! Mais peut-être était-ce mieux ainsi ? S'il avait deviné, il
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devait commencer à s'agiter. A suivre de près ! Vendredi touchait à son terme, il ne restait plus qu'une journée !
Une idée lui fit un instant douter de la justesse de sa découverte, mais la maison de la rue Malaïa Nikitskaïa était équipée d'un appareil téléphonique qui le tira d'embarras. Au poste de police de la rue Mechtchanskaïa, dont relevait la Maison-Dieu, le secrétaire de gouvernement Tioulpanov était bien connu et, en dépit de l'heure indue, la réponse à la question qui le préoccupait lui fut fournie incontinent.
Anissi éprouva tout d'abord une cuisante déception : le 31 octobre, c'était trop tôt. Le dernier assassinat londonien dont on fût certain remontait au 9 novembre. Sa théorie ne collait pas. Mais le cerveau de Tioulpanov travaillait ce jour-là de manière tout bonnement prodigieuse. Eût-il fonctionné toujours de la sorte, le problème eût été résolu depuis longtemps sans difficulté.
Certes le cadavre de la prostituée Mary Jane Kelly avait été découvert le matin du 9 novembre, mais Jack l'Eventreur à cette date avait déjà traversé la Manche ! Il se pouvait que ce meurtre, le plus abominable de tous, fût son " cadeau " d'adieu à la ville de Londres, et qu'il l'eût commis juste avant son départ pour le continent. On pourrait toujours vérifier plus tard à quelle heure, là-bas, partait le dernier train de nuit.
Ensuite tout s'emboîtait à merveille. Si l'Eventreur avait quitté Londres le soir du 8 novembre, autrement dit le 27 octobre pour le calendrier russe, c'était bien le 31 qu'il était censé arriver à Moscou !
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Leur erreur, au chef et à lui, lorsqu'ils avaient contrôlé les listes de voyageurs arrivés d'Angleterre fournies par les services des passeports de la police, était de s'être limités aux seuls mois de décembre et de novembre, et d'avoir négligé la fin d'octobre. Ce maudit imbroglio de calendrier les avait fourvoyés.
C'était tout, sa théorie concordait point à point.
Il fit un rapide saut chez lui, pour enfiler des vêtements chauds, prendre son " bouledogue " et avaler à la hâte une tartine de fromage : il n'avait pas le temps de dîner pour de bon.
Pendant qu'il mâchait son pain, il entendit Pala-cha ânonner à sa sour une histoire pascale tirée du journal du jour. La sotte écoutait de toutes ses oreilles, la bouche entrouverte. Qu'y comprenait-elle ? Personne n'aurait su le dire.
- " Dans la provinciale ville de N***, lisait Pala-cha avec lenteur et sentiment, l'année dernière, à la veille du grand jour de la Résurrection du Christ, un criminel s'évada de prison. Choisissant l'heure où tous les citadins emplissaient les églises pour assister aux matines, il s'introduisit dans l'appartement d'une riche vieille femme honorée de tous, que la maladie avait empêchée de se rendre à l'office, avec l'intention de la tuer et de la dépouiller. "
Sonia laissa échapper un cri. Ça alors, elle comprend ! s'étonna Anissi. Un an plus tôt, elle n'aurait rien saisi de l'histoire, aurait piqué du nez et se fût endormie.
- " A l'instant même où l'assassin, brandissant une hache, voulait se précipiter sur elle, poursuivait la lectrice en baissant la voix pour adopter un ton dramatique, le premier coup de cloche des Pâques retentit. Pleine du sentiment que lui inspirait le
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caractère sacré et solennel de l'instant, la vieille femme s'adressa au criminel en prononçant le salut chrétien : "Christ est ressuscité, brave homme ! " Cette apostrophe ébranla le pécheur jusqu'au tréfonds de son âme, elle illumina devant lui l'abîme où le précipitaient ses fautes et produisit en son cour un soudain revirement moral. Après quelques instants d'une pénible lutte intérieure, il s'approcha de la vieille femme pour échanger avec elle le baiser de Pâques, puis, éclatant en sanglots... "
Anissi ne sut pas comment s'achevait l'histoire, car il était grand temps pour lui de filer.
Quatre ou cinq minutes après qu'il eut quitté l'appartement en toute hâte, on frappa à la porte.
- L'étourdi ! soupira Palacha. Il aura encore oublié son arme.
Elle ouvrit, regarda : non, ce n'était pas lui. Il faisait sombre dehors, impossible de distinguer son visage, mais le visiteur était plus grand qu'Anissi.
Une voix douce et amicale lui dit :