Выбрать главу

- Bonsoir, ma chère. Voilà, je veux vous donner de la joie.

Quand les formalités d'usage furent achevées, autrement dit quand on eut procédé à l'examen du lieu du crime, quand on eut photographié puis emporté les corps et interrogé les voisins, il ne resta plus rien pour s'occuper. C'est à ce moment qu'Eraste Pétrovitch ressentit un terrible malaise. Les agents s'étaient retirés, il était assis seul dans le petit salon du modeste appartement de son assistant, à contempler d'un oil stupide le riant papier peint à fleurs, taché d'éclaboussures de sang, et il ne

391

parvenait toujours pas à maîtriser le tremblement qui l'agitait. Il avait la tête vide, ses oreilles bourdonnaient.

Une heure plus tôt, Eraste Pétrovitch était rentré chez lui et avait aussitôt envoyé Massa quérir Tioulpa-nov. C'était Massa qui avait découvert la boucherie.

A présent Fandorine ne pensait pas à la bonne et affectionnée Palacha, ni même à l'humble Sonia Tioul-panova frappée d'une mort atroce qu'aucune intelligence, ni humaine ni divine, ne pouvait justifier. Dans la tête d'Eraste Pétrovitch brisé de chagrin, une unique petite phrase revenait sans cesse, comme autant de coups de marteau : " II n'y survivra pas, il n'y survivra pas, il n'y survivra pas. " Jamais le pauvre Tioulpanov ne survivrait à ce choc. Certes il ne verrait pas le tableau cauchemardesque qu'offrait le corps profané de sa sour, il ne verrait pas ses yeux ronds écarquillés d'étonnement, mais il connaissait les manières de l'Eventreur et n'aurait aucun mal à imaginer ce qu'avait été la mort de Sonia. Et alors, terminé, ce serait la fin d'Anissi Tioulpanov, car aucun être normal n'était en mesure de survivre quand pareille horreur touchait quelqu'un de proche et d'aimé.

Eraste Pétrovitch se trouvait dans un état inhabituel, qui ne lui ressemblait en rien : il ne savait que faire.

Massa entra. Soufflant et reniflant, il tira à l'intérieur de la pièce un tapis qu'il déroula sur le plancher affreusement maculé. Puis il entreprit avec rage d'arracher la tapisserie ensanglantée. C'est bien, pensa le conseiller de collège avec détachement, mais je doute que ce soit d'un grand secours.

Un peu plus tard encore apparut Angelina. Elle lui posa une main sur l'épaule et lui dit :

392

- Qui subit la mort des martyrs le vendredi de la Passion, celui-là ira au royaume des cieux, à côté de Jésus.

- Cela ne me console pas, répondit Fandorine d'une voix lasse. Et je ne crois pas qu'Anissi s'en trouvera, lui non plus, consolé.

Où était-il, Anissi ? La nuit était déjà bien avancée et le gamin n'avait pas fermé l'oil la nuit précédente. Massa disait qu'il était passé en coup de vent, tête nue, l'air très pressé. Il n'avait rien raconté ni laissé aucun message.

Quelle importance ? Plus tard il se montrerait, mieux cela vaudrait.

Fandorine avait la tête complètement vide. Ni hypothèses, ni théories, ni plans d'action. Cette journée de travail intense avait donné un résultat bien maigre. L'interrogatoire des agents chargés de filer la Nesvitskaïa, Sténitch et Bouryline, ainsi que ses propres observations avaient confirmé que n'importe lequel des trois avait pu, la nuit passée, avec un peu d'adresse, s'absenter et revenir sans se faire repérer des hommes en faction.

La Nesvitskaïa logeait dans un foyer pour étudiantes, place Troubetskoï ; or il y avait là quatre entrées différentes, et les portes battaient jusqu'à l'aube.

Sténitch, après sa crise de nerfs, avait passé la nuit à la clinique Notre-Dame-de-la-compassion, dont les agents s'étaient vu refuser l'entrée. Allez donc vérifier s'il y avait dormi ou s'il s'était baladé en ville armé d'un scalpel !

Pour Bouryline, c'était pire encore : sa maison était immense, il y avait plus de soixante fenêtres à l'étage, la moitié masquées par les arbres du jardin.

393

Le mur d'enceinte n'était pas très haut. Ce n'était pas une maison mais une passoire.

Il ressortait que n'importe lequel d'entre eux avait pu tuer Ijitsyne. Et le plus terrible était que, ayant constaté l'inefficacité de la filature, Eraste Pétro-vitch l'avait fait suspendre complètement. Ce soir, les trois suspects avaient eu totale liberté d'agir !

" Ne désespérez pas, Eraste Pétrovitch, lui avait dit Angelina. C'est un grave péché, et vous n'en avez de toute manière pas le droit. Qui capturera ce malfaiteur, ce Satan, si vous baissez les bras ? Vous êtes le seul à pouvoir l'arrêter. "

Satan, pensa Fandorine avec indolence. Omniprésent, partout en progrès, capable de se glisser par la moindre fente. Satan changeait de visage, il adoptait n'importe quel masque, y compris celui d'ange. Ange. Angelina.

Très obligeamment, son cerveau, habitué à écha-fauder des constructions logiques et libéré du contrôle de son esprit engourdi, lui fournit aussitôt une chaîne de raisonnement.

Prenons Angelina par exemple, pourquoi ne serait-elle pas Jack l'Eventreur ? Elle était en Angleterre l'année passée. Et d'un. Chaque fois qu'un meurtre a été commis, elle a passé la soirée à l'église. Selon ce qu'elle prétend. Et de deux.

Elle apprend des rudiments de médecine à l'école d'infirmières, elle possède déjà de bonnes connaissances et un certain savoir-faire. Elle a même eu droit à des cours d'anatomie. Et de trois.

Elle est d'une nature étrange et ne ressemble guère aux autres femmes. Elle a parfois de ces regards à

394

vous faire chavirer le cour, mais à quoi pense-t-elle en de tels instants ? Mystère. Et de quatre.

A elle, Palacha eût ouvert la porte sans hésiter. Et de cinq.

Eraste Pétrovitch secoua la tête avec agacement, réprimant les tours à vide que donnait son outran-cière machine logique. Son cour refusait absolument de considérer pareille version, or le Sage avait dit : " L'homme bien né ne place pas les arguments de la raison plus haut que la voix du cour. " Le malheur était qu'Angelina avait raison : il n'y avait personne à part lui qui pût arrêter l'Eventreur, et il ne lui restait que fort peu de temps. Juste la journée du lendemain. Réfléchir, réfléchir.

Mais quelque chose l'empêchait de se concentrer sur l'affaire, toujours cette même phrase obstinée : " II n'y survivra pas, il n'y survivra pas. "

Ainsi, le temps s'écoulait. Le conseiller de collège ébouriffait ses cheveux, se prenait par instants à arpenter la pièce, par deux fois se rafraîchit le visage à l'eau froide. Il tenta de s'absorber dans la méditation, mais y renonça aussitôt : rien à faire, tu parles !

Angelina se tenait debout contre le mur, bras croisés et coudes serrés contre le corps ; elle l'observait de ses immenses yeux gris, le regard triste et cependant exigeant.

Massa lui aussi gardait le silence. Il était assis sur le plancher, les jambes repliées formant un huit, sa face ronde immobile, ses épaisses paupières mi-closes.

Et puis à l'aube, alors qu'un brouillard laiteux avait envahi la rue, des pas précipités retentirent sur le perron, une poussée résolue fit grincer la porte mal refermée, et l'on vit surgir dans l'appartement le

395

sous-lieutenant des gendarmes Smolianinov, un jeune officier à l'esprit délié, oil noir, geste vif, joues colorées de rouge.

- Ah, voilà où vous étiez ! se réjouit le nouvel arrivant. Tout le monde vous cherchait. Vous n'étiez pas chez vous, ni à la direction, ni rue de Tver ! J'ai eu l'idée de venir ici : peut-être, ai-je pensé, étiez-vous encore sur le lieu du crime. Un malheur, Eraste Pétrovitch ! Tioulpanov est blessé. Grièvement. Il a été transporté à l'hôpital Marie, il était minuit passé. Le temps qu'on nous en informe, le temps qu'on vous fasse chercher partout, il s'en est passé, des heures !... Le lieutenant Svertchinski s'est rendu sur-le-champ à l'hôpital, et nous, les ordonnances, nous avons reçu ordre de vous trouver. Une fichue histoire, hein, Eraste Pétrovitch ?

Rapport du secrétaire de gouvernement

A. P. Tioulpanov,

assistant personnel

de M. E. P. Fandorine, fonctionnaire chargé