des missions spéciales auprès de Sa Haute
Excellence le général gouverneur de Moscou
8 avril 1889, 3 h et 112 du matin
J'ai l'honneur de faire savoir à Votre Haute Noblesse qu'alors que je travaillais ce dernier soir à établir la liste des personnes susceptibles d'être soupçonnées des crimes que vous savez, il m'est apparu avec une absolue évidence que lesdits crimes ne pouvaient avoir été commis que par un
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seul individu, à savoir l'expert en médecine légale Igor Willemovitch Zakharov.
Celui-ci n'appartient pas seulement au milieu médical, il est aussi anatomopathologiste, autrement dit la dissection des entrailles humaines est pour lui un acte ordinaire et quotidien. Et d'un.
Le fait d'être constamment en contact avec des cadavres a pu susciter chez lui une insurmontable aversion pour tout le genre humain, ou bien au contraire une admiration perverse de la structure physiologique de l'organisme. Et de deux.
Il appartenait en sa jeunesse à un groupe d'étudiants en médecine qualifié de " cercle des amis de Sade ", ce qui atteste de penchants vicieux et cruels précocement exprimés. Et de trois.
Zakharov loge dans un appartement de fonction attenant à l'institut médico-légal de la Maison-Dieu. Deux des meurtres (ceux de la demoiselle Andréitchkina et de la fillette anonyme) ont été commis à proximité de cet endroit. Et de quatre.
Zakharov se rend souvent en Angleterre visiter des parents. H y était l'an passé. Il est rentré la dernière fois de Grande-Bretagne le 31 octobre (11 novembre selon le calendrier européen), en d'autres termes il était pleinement en mesure de commettre le dernier des crimes londoniens attribués de manière certaine à l'Eventreur. Et de cinq.
Zakharov est parfaitement informé du cours de l'instruction ; et, en outre, de toutes les personnes mêlées à celle-ci, il est la seule à posséder une expérience médicale. Et de six.
Je pourrais continuer, mais j'ai de la peine à respirer et mes idées s'embrouillent... Je préfère parler des événements les plus récents.
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N'ayant pas trouvé Eraste Pétrovitch chez lui, j'ai pensé qu'il n'y avait pas de temps à perdre. J'étais allé dans la journée à la Maison-Dieu et m'étais entretenu avec les ouvriers du cimetière, ce qui ne pouvait avoir échappé à l'attention de Zakharov. tt était raisonnable de s'attendre qu'il s'inquiète et se trahisse d'une manière ou d'une autre. A tout hasard, j'ai pris avec moi une arme - un revolver " bouledogue " que monsieur Fan-dorine m'avait offert l'an dernier pour ma fête. Une journée épatante, une des plus agréables de ma vie. Mais cela n'a aucun rapport avec l'affaire.
La Maison-Dieu, donc. J'y suis arrivé en fiacre à 10 heures du soir, il faisait déjà nuit noire. Une des fenêtres du pavillon où loge le docteur était éclairée, et je me suis réjoui que Zakharov n'eût pas décampé. Pas âme qui vive aux alentours, des tombes de l'autre côté de la clôture et pas un seul réverbère. Un chien s'est mis à aboyer, le chien d'attache qui garde la chapelle, mais j'ai rapidement traversé la cour et me suis collé contre le mur. Le chien a aboyé, aboyé encore, puis s'est tu. J'ai grimpé sur une caisse (la fenêtre était haute) et j'ai regardé à l'intérieur. La fenêtre éclairée était celle du bureau de Zakharov. Le nez collé au carreau, j'aperçois sur sa table des papiers et une lampe allumée. Lui-même me tourne le dos, occupé à écrire, déchirant chaque fois sa feuille et jetant les morceaux par terre. J'ai attendu longtemps dans cette position, au moins une heure, et l'autre ne cessait d'écrire et de déchirer, d'écrire et de déchirer. Je réfléchissais également au moyen de voir ce qu'il griffonnait de la sorte. Je me demandais si je n'aurais pas dû procéder à son arrestation. Mais je n'avais pas de mandat, et rien ne
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disait qu'il ne fût pas en train de rédiger quelque rapport sans intérêt ou bien simplement de faire ses comptes. A 11 h 17 (à cet instant j'ai consulté ma montre), il s'est levé et est sorti de la pièce. Son absence a duré un bon moment. Je l'ai entendu s'affairer bruyamment dans le couloir, puis le silence est retombé. J'ai hésité à escalader la fenêtre pour aller jeter un coup d'oil aux papiers, j'étais troublé et j'ai manqué de vigilance. J'ai été frappé d'une cuisante douleur dans le dos en même temps que je heurtais du front le rebord de fenêtre. Puis, comme je me retournais, j'ai senti une autre brûlure dans les côtes et au bras. J'avais fixé jusqu'alors la lumière, aussi ne distinguais-je pas qui se tenait là, dans l'obscurité, cependant j'ai frappé de la main gauche comme me l'a enseigné monsieur Massa, et aussi du genou. Mes coups ont porté. Mais je n'ai jamais été un élève très assidu aux leçons de monsieur Massa, j'étais plutôt tire-au-flanc. Voilà pourquoi Zakharov avait quitté son bureau. Sans doute avait-il remarqué ma présence. Comme il s'esquivait, telle une ombre, pour échapper à mes coups, j'ai voulu courir après lui mais je n'avais pas fait trois pas que je suis tombé. Je me suis relevé et je suis tombé à nouveau. J'ai sorti mon " bouledogue " et j'ai tiré trois fois en l'air. Je pensais que peut-être un des employés du cimetière accourrait à mon secours. J'avais tort, mes coups de feu n'ont sans doute eu pour seul effet que de les effrayer. C'est un coup de sifflet qu'il fallait donner. Je n'en ai pas eu l'idée, je n'étais pas en état de raisonner. La suite est très confuse dans ma mémoire. Je me suis traîné à quatre pattes, je ne tenais pas sur mes jambes. Passée la clôture, je me suis étendu pour reprendre mon souffle et j'ai
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dû m'endormir. Quand je me suis réveillé, j'avais froid. Très froid. Pourtant j'étais chaudement vêtu, j'avais enfilé exprès un chandail sous mon manteau. J'ai tiré ma montre. Un coup d'oil : plus de minuit déjà. C'est tout, me suis-je dit, le salopard est parti. Ce n'est qu'à ce moment que j'ai repensé à mon sifflet. Je me suis mis à souffler dedans. Bientôt quelqu'un est venu, je n'ai pas discerné qui. On m'a transporté. Avant que le docteur me fasse une piqûre, j'étais comme dans un brouillard. Mais à présent ça va mieux. J'ai honte seulement d'avoir laissé s'échapper l'Eventreur. Si j'avais davantage écouté monsieur Massa. J'ai essayé, Eraste Pétrovitch, de faire de mon mieux. Si j'avais écouté Massa. Si...
NOTE :
L'enregistrement du présent rapport sténo-graphique a dû être interrompu ici car le blessé, qui au début s'exprimait de manière très vivante et correcte, a commencé à divaguer pour bientôt sombrer dans un état d'inconscience d'où il n'est plus sorti. M. le docteur K. I. Médius s'est même montré surpris que M. Tioulpanov eût tenu si longtemps avec de telles blessures et une telle perte de sang. La mort est survenue vers 6 heures du matin, ainsi que M. Médius l'a consigné dans son rapport y afférent.
Sous-lieutenant du corps de gendarmerie
Svertchinski
Sténographie et transcription en clair par le registrateur de collège Arietti.
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Quelle nuit affreuse.
Et pourtant la soirée avait si délicieusement commencé. L'idiote s'est révélée dans la mort d'une prodigieuse beauté : un pur régal pour les yeux. Après ce chef-d'ouvre de l'art de la décoration, il eût été insensé de gaspiller son temps et son inspiration avec la femme de chambre, aussi ai-je laissée celle-ci telle qu'elle était. C'est péché, bien sûr, mais jamais je n'eusse obtenu, de toute manière, contraste si frappant entre la disgrâce apparente et la Beauté tout intérieure.
Surtout, j'avais le cour réchauffé à l'idée d'avoir accompli une bonne ouvre : non seulement je révélais au bon jeune homme le vrai visage de la Beauté, mais je le débarrassais en outre du lourd fardeau qui l'empêchait d'organiser sa propre vie.
Et voici quel malheur est venu conclure tout cela.
Le vilain métier qu'exerçait le bon jeune homme - fureter, espionner - a été cause de sa perte. Il est lui-même venu s'exposer à la mort. Là ne réside pas ma faute.