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J'ai eu pitié du gosse, et mon geste s'en est trouvé moins précis. Ma main a tremblé. Ses blessures sont mortelles, je n'ai aucun doute sur ce point : j'ai entendu l'air s'échapper du poumon crevé, et le second coup de lame a forcément sectionné le rein gauche et le côlon descendant. Mais il aura certainement connu d'atroces souffrances avant de mourir. Cette idée me poursuit sans relâche.

J'ai honte. Ce n'était pas beau.

Une journée compliquée

8 avril, Samedi saint

Exposée au vent et à un odieux crachin, l'équipe d'investigation se pressait aux portes du misérable cimetière de la Maison-Dieu. Elle comprenait : le brigadier Lialine, trois jeunes agents, un photographe équipé d'un Kodak portatif américain, l'assistant du photographe et un policier de la brigade cynégétique tenant en laisse Moussia, le chien d'arrêt le plus célèbre de tout Moscou. L'équipe avait été convoquée par téléphone sur les lieux de l'agression nocturne. Elle avait reçu l'ordre exprès de ne rien entreprendre avant l'arrivée de Sa Haute Noblesse, monsieur le conseiller de collège Fando-rine, et à présent observait rigoureusement la consigne, se gardant de rien faire et frissonnant sous la détestable étreinte de cette pluvieuse matinée d'avril. Même Moussia, auquel l'humidité donnait une allure de vieille vadrouille roussâtre, paraissait découragé. Son long museau étendu sur la terre détrempée, il haussait ses sourcils blanc-jaune, la mine affligée, et une fois ou deux même poussa un glapissement ténu, qui exprimait fort bien l'humeur commune du groupe.

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Lialine, policier chevronné autant qu'homme d'expérience, par un pli singulier de son caractère, traitait les caprices de la nature par le mépris et ne souffrait point de cette attente prolongée. Il savait que le fonctionnaire chargé des missions spéciales se trouvait actuellement à l'hôpital Marie, où l'on était en train de laver et d'accoutrer le pauvre corps supplicié d'Anissi Tioulpanov, esclave du Seigneur et ci-devant secrétaire de gouvernement. Le sieur Fandorine ferait ses adieux à son bien-aimé assistant, exécuterait le signe de croix, puis filerait aussitôt à fond de train à la Maison-Dieu. Il y avait là cinq minutes de course tout au plus, et les chevaux du conseiller de collège valaient sûrement mieux que les rosses de la police.

Lialine avait à peine formé cette pensée que de splendides trotteurs arborant panache blanc s'arrêtaient devant les lourdes portes de fer du cimetière. Le cocher aurait pu passer pour un général, couvert qu'il était de passements dorés, et la calèche resplendissait sous la pluie, toute laquée de noir, les portières ornées des armes du prince Dolgoroukoï.

Le sieur Fandorine sauta à terre, la confortable suspension vacilla, et la voiture alla se ranger un peu plus loin. Visiblement, elle avait ordre d'attendre.

Certes, le visage du nouvel arrivant était pâle, et ses yeux brûlaient d'un éclat plus vif qu'à l'accoutumée mais, si exercé que fût son regard, Lialine ne releva sur sa physionomie aucun autre indice des émotions et des nuits blanches que l'homme venait de traverser. Au contraire, il eut même l'impression que le fonctionnaire chargé des missions spéciales marchait d'un pas incomparablement plus énergique et alerte qu'à l'ordinaire. Lialine voulut s'avancer

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pour lui présenter ses condoléances, mais un coup d'oil plus attentif aux lèvres étroitement serrées de Sa Haute Noblesse le fit se raviser. Sa riche expérience de la vie lui souffla que mieux valait éviter les larmoiements et aborder directement l'affaire.

- Nous nous sommes gardés de nous introduire dans le logement de monsieur Zakharov, conformément aux instructions reçues. Les employés ont été interrogés, mais aucun n'a vu le docteur depuis hier soir. Ils sont là-bas, ils attendent.

Fandorine jeta un bref regard dans la direction qu'on lui indiquait et aperçut quelques hommes qui piétinaient près du bâtiment de la morgue.

- Je croyais m'être exprimé clairement : ne rien entreprendre avant mon arrivée. Enfin, allons-y.

Il est de mauvaise humeur, jugea Lialine. Ce qui n'avait rien d'étonnant dans d'aussi tristes circonstances. L'homme jouait sa carrière, et la mort de Tioulpanov ne venait rien arranger.

Le conseiller de collège gravit lestement le perron du pavillon qu'occupait Zakharov et tira sur la poignée de la porte. Celle-ci résista : elle était fermée à

clé.

Lialine hocha la tête : un homme circonspect que ce docteur Zakharov, soigneux et prudent ! Même pressé de s'enfuir, il n'avait pas oublié de verrouiller derrière lui. Un individu de cette sorte ne laissait ni preuves ni indices stupides.

Fandorine, sans se retourner, claqua des doigts, et le brigadier comprit sans qu'il fût besoin de mots. Il tira de sa poche une collection de rossignols, fouilla un moment dans la serrure au moyen d'un crochet de la longueur voulue, et la porte s'ouvrit.

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Le représentant de l'autorité traversa chaque pièce en coup de vent, jetant de brèves instructions au passage, soudain mystérieusement délivré de son léger bégaiement habituel, comme s'il n'en eût jamais été affecté :

- Vérifier le linge dans l'armoire. En faire le compte. Etablir ce qui manque... Tous les instruments médicaux, en particulier chirurgicaux, là-bas, sur la table... Il y avait un tapis dans le couloir, regardez, il y a une trace rectangulaire sur le sol. Où est-il passé? Le retrouver!... C'est quoi? Son bureau? Rassembler tous les papiers. Redoubler d'attention quant aux fragments et aux bouts déchirés.

Lialine promena son regard autour de la pièce et n'y découvrit rien qui ressemblât à un fragment de papier. Il régnait dans ce bureau un ordre parfait. L'agent s'émerveilla à nouveau de la solidité des nerfs du docteur en fuite. Il avait tout bien proprement rangé, comme s'il s'apprêtait à recevoir des visiteurs. On ne risquait pas d'y relever des confettis par terre.

Mais à ce moment le conseiller de collège se pencha et ramassa sous une chaise un petit morceau de papier chiffonné. Il le déplissa, le lut et le tendit à Lialine.

" A joindre au dossier. "

Le bout de feuille comportait juste trois mots :

- Procédez à la perquisition, ordonna Fandorine avant de sortir du pavillon.

Cinq minutes après, quand il eut réparti entre ses hommes les différents secteurs de fouille, Lialine

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jeta un coup d'oil par la fenêtre et vit le conseiller de collège et le chien Moussia occupés à ramper dans les buissons. Des branches y avaient été cassées, la terre piétinée. Il était permis de supposer que c'était là que le défunt Tioulpanov s'était empoigné avec le criminel. Lialine poussa un soupir, se signa et s'attela à sonder les murs de la chambre. La perquisition ne donna rien de très intéressant. Fandorine feuilleta rapidement une pile de lettres rédigées en anglais - à l'évidence expédiées par des parents de Zakharov - , mais il ne s'attarda pas à les lire et ne prêta de réelle attention qu'aux dates. Il consigna quelques mots dans son bloc-notes, mais ne fit aucune remarque à haute voix.

L'agent Syssouiev se distingua en découvrant sous le divan du bureau un autre fragment de papier, un peu plus grand que le premier mais porteur d'une inscription encore moins intelligible :

Ce logogriphe parut curieusement beaucoup intéresser le conseiller de collège. Il accorda également une grande attention au revolver système Coït trouvé dans le tiroir du secrétaire. Le revolver était chargé, mais depuis fort peu de temps : on relevait sur la crosse et le barillet des traces de graisse encore fraîche. Pourquoi Zakharov ne l'avait-il pas emporté ? s'étonna Lialine. Il l'avait oublié, peut-être ? Ou bien l'avait-il laissé à dessein ? Mais en ce cas pourquoi ? Moussia se couvrit de ridicule. Tout d'abord, en dépit de la pluie et de la boue, il s'élança assez

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vivement sur une piste, mais il fallut alors qu'un énorme molosse à longs poils déboulât par la porte du cimetière ; il se mit à jeter des aboiements si furieux que Moussia s'accroupit sur ses pattes arrière et battit en retraite. Il fut impossible après cela de lui faire quitter sa place. Le gardien rattacha le molosse à sa chaîne, mais Moussia avait perdu tout son allant. Les chiens au flair sensible sont généralement nerveux, tout chez eux dépend de leur humeur.