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manque.

Le vieillard inclina de bonne grâce sa tête chauve et s'en alla en clopinant vers la sortie. Parvenu au seuil, il manqua se heurter à un individu d'allure un peu bizarre, hirsute, visiblement très nerveux et maigre comme un clou ; cependant il ne s'attarda pas à le dévisager. Traînant ses semelles de feutre, il remonta rapidement le couloir, tourna au coin et ouvrit avec une clé la porte d'un débarras.

Il ne s'agissait pas d'un simple réduit puisqu'une porte dérobée se découpait dans l'angle opposé. Celle-ci s'ouvrait également au moyen d'une clé spéciale et donnait dans une sorte de placard. Frol Grigoriévitch s'y introduisit non sans mal, s'assit sur une chaise garnie d'un confortable coussin, fit jouer un panneau dissimulé dans la cloison, et brusquement tout l'intérieur du bureau secret apparut derrière une glace tandis que s'élevait la voix, légèrement assourdie, d'Eraste Pétrovitch :

- Je vous remercie. Vous allez devoir passer encore quelque temps au poste de police. Pour votre propre sécurité.

Le valet de chambre chaussa des lunettes à verres épais et se colla à l'ouverture secrète mais ne vit que le dos de la personne qui sortait. On appelait ça un interrogatoire : trois minutes n'étaient pas passées !

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Védichtchev émit un gloussement sceptique et attendit la suite.

- Introduisez Bouryline, ordonna Fandorine à l'officier.

Entra un individu au faciès tatar, joue épaisse, regard effronté de brigand. Sans attendre d'y être invité, il s'installa sur une chaise, croisa les jambes et se mit à balancer sa superbe canne à pommeau doré. On voyait tout de suite le millionnaire.

- Quoi, vous allez encore une fois m'emmener admirer de la tripaille ? demanda-t-il d'un ton jovial. Seulement il en faut plus pour m'impressionner, j'ai le cuir épais. Qui vient de sortir à l'instant ? N'était-ce pas Vanka Sténitch ? Vous avez vu ça, comme il a détourné la figure ! Comme s'il ne devait rien à Bouryline ! Après s'être baladé dans toute l'Europe à mes frais et avoir vécu à mes crochets ! Je l'avais pris en pitié, le malheureux. Et lui m'a craché au visage. Il m'a planté en Angleterre et s'est sauvé. Il s'était pris de dégoût pour ma trop sordide personne, il aspirait à une existence bien propre, voyez-vous. Mais grand bien lui fasse, ce pauvre type est fini. En un mot, c'est un malade. Vous permettez que j'allume un cigare ?

Toutes les questions du millionnaire demeurèrent sans réponse. Au lieu de les relever, Fandorine en posa une à son tour, dont le sens échappa totalement à Védichtchev.

- Il y avait chez vous, à votre réunion d'anciens étudiants, un individu à cheveux longs, plutôt mal fagoté. Qui est-ce ?

Mais Bouryline, quant à lui, comprit fort bien ce qu'on lui demandait et répondit sans se faire prier :

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- Filka Rozen. Lui, moi et Sténitch avons été virés ensemble de médecine, pour nous être particulièrement distingués dans le domaine de l'immoralité. Il travaille comme réceptionnaire au mont-de-piété. Il boit, bien sûr.

- Où peut-on le trouver ?

- Nulle part, je le crains ! Quand vous m'avez rendu visite, je venais bêtement de lui refiler cinq cents roubles, pour ne plus l'entendre pleurnicher à propos du bon vieux temps. Maintenant il ne reparaîtra plus avant d'avoir tout bu jusqu'au dernier kopeck. Peut-être est-il en train de faire la nouba dans quelque bastringue moscovite, mais peut-être aussi est-il à Pétersbourg ou à Nijni-Novgorod. L'animal est comme ça.

Cette nouvelle, bizarrement, parut contrarier Fan-dorine à l'extrême. Il se leva même d'un bond de son bureau, tira de sa poche une sorte de collier de perles vertes et l'y renfouit aussitôt.

Le joufflu personnage observait l'étrange conduite du fonctionnaire avec curiosité. Il sortit un gros cigare qu'il alluma. Ah, quel culot ! Il secouait sa cendre sur le tapis ! Cependant il se gardait bien de réclamer des éclaircissements et attendait.

- Dites-moi, demanda Fandorine après un assez long silence, pourquoi Sténitch, Rozen et vous avez-vous été renvoyés de la faculté, et Zakharov seulement transféré à la section d'anatomopathologie ?

- Ce fut selon les frasques de chacun. (Bouryline eut un ricanement ironique.) Sotski, le plus tête brûlée d'entre nous, fut expédié, sac au dos, aux bataillons disciplinaires. Pauvre vieux, il ne manquait pas d'imagination, même si c'était une fripouille. (Il lança un clin d'oil espiègle tout en exhalant un nuage

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de fumée de cigare.) Les étudiantes, nos joyeuses amies, en ont pris également pour leur grade, du seul fait qu'elles étaient des filles. Elles sont parties en Sibérie, assignées à résidence. L'une est devenue morphinomane, l'autre a épousé un pope. Je me suis renseigné. (Le millionnaire éclata de rire.) Mais l'Anglais, je veux dire Zakharov, ne s'était alors signalé par aucun exploit particulier, aussi s'en est-il tiré avec une légère punition. " Etait présent et n'est pas intervenu ", c'étaient les ternies de l'arrêté administratif.

Fandorine claqua des doigts, comme s'il venait de recevoir une bonne nouvelle attendue depuis longtemps. Il voulut poser une autre question, mais Bouryline l'en empêcha en tirant de sa poche une feuille de papier pliée en quatre :

- C'est drôle que vous m'interrogiez sur Zakharov. J'ai reçu ce matin de lui une lettre plutôt insolite, juste avant que vos sbires viennent me prendre. C'est un gosse des rues qui l'a apportée. Tenez, lisez.

Frol Grigoriévitch se plia en deux, s'aplatit le nez contre la glace, mais peine perdue : impossible de lire d'aussi loin. Tout témoignait cependant que cette lettre revêtait une importance considérable : Eraste Pétrovitch l'examina de très près durant un bon moment.

- Je lui donnerai l'argent, bien entendu, ce n'est pas ce qui m'importe, disait le millionnaire. Seulement il n'a jamais été question entre lui et moi d'aucune " vieille amitié ", il écrit ça pour le sentiment. Et puis qu'est-ce que c'est que ce style de mélodrame : " Ami, ne me garde pas rancune " ! Qu'a-t-il donc commis comme bêtise, notre Pluton ?

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Il a fait rompre le carême aux frangines d'hier, celles qui étaient étendues sur les tables à la morgue ?

Bouryline renversa sa tête en arrière et partit d'un grand éclat de rire, très satisfait de sa plaisanterie.

Fandorine continuait d'étudier le billet. Il s'éloigna vers la fenêtre, leva le feuillet plus haut, et Frol Grigoriévitch put apercevoir des lignes inégales s'étalant un peu en tous sens.

- Oui, c'est un tel gribouillage qu'on parvient à peine à déchiffrer, observa le millionnaire de sa voix de basse tout en cherchant des yeux où se débarrasser de son mégot de cigare. On dirait que c'a été écrit dans une voiture ou bien sous l'effet d'une

sacrée cuite.

Ne trouvant pas, il fit mine de jeter l'objet par terre, mais au dernier moment se ravisa. Il lança un regard furtif au conseiller de collège qui lui tournait le dos, enveloppa le mégot dans un mouchoir et le fourra dans sa poche. Eh bien voilà !

- Allez, Bouryline, dit Eraste Pétrovitch sans se retourner. Vous resterez jusqu'à demain sous la protection de la police.

A cette nouvelle, le millionnaire parut affreusement affligé.

- J'en ai ma claque ! J'ai déjà nourri pendant une nuit les punaises de vos flics ! Et ce sont des féroces, des affamées ! Il faut les voir se précipiter sur un corps de chrétien !

Fandorine, sans en écouter davantage, pressa le bouton d'une sonnette. Un officier des gendarmes parut, qui entraîna le rupin vers la porte.

- Et pour Zakharov, que fait-on ? cria Bouryline, ayant déjà franchi le seuil. C'est qu'il va passer chercher l'argent !

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- Ce n'est pas votre affaire, répondit Eraste Pétrovitch avant de demander à l'officier : Le ministère a-t-il répondu à ma demande d'information ?

- Oui, monsieur.

- Donnez.

Le gendarme sortit, rapporta une sorte de télégramme puis disparut à nouveau dans le couloir.

La dépêche produisit sur le fonctionnaire un effet pour le moins surprenant. Tout en lisant, il jeta la feuille sur sa table et se livra soudain à une curieuse extravagance : il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains, à coups très rapides, et si sonores que Frol Grigoriévitch sous la surprise se cogna le front contre la glace, et que gendarme, secrétaire et officier d'ordonnance surgirent en même temps dans l'embrasure de la porte.