- Ce n'est rien, messieurs, les rassura Fandorine. C'est un exercice japonais qui aide à la concentration de l'esprit. Vous pouvez disposer.
Et ensuite ce ne fut plus qu'un enchaînement de prodiges.
Quand ses subordonnés eurent refermé la porte, Eraste Pétrovitch se mit soudain à se déshabiller. Une fois en linge de corps, il tira de sous la table un sac de voyage que Védichtchev jusqu'alors n'avait pas remarqué, et de ce sac sortit un paquet. Dans le paquet, des vêtements : étroit pantalon à rayures et sous-pieds, plastron de coton bon marché, gilet cramoisi, veston jaune à carreaux.
Le conseiller de collège fut bientôt métamorphosé d'homme sérieux qu'il était en dandy d'un genre douteux, comme il en rôde le soir autour des demoiselles de petite vertu. Il se campa devant le miroir, exactement à trois pieds de Frol Grigoriévitch,
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partagea ses cheveux noirs d'une raie au milieu, y plaqua une épaisse couche de brillantine et dissimula les mèches blanches de ses tempes au moyen d'une autre pommade. Il recourba ses fines moustaches vers le haut et les dressa en deux pointes. (Cire de Bohême, devina Frol Grigoriévitch, qui fixait de la même manière les célèbres favoris du prince Vladimir Andréiévitch afin qu'ils se déployassent telles les ailes d'un aigle.)
Après quoi Fandorine plaça quelque chose dans sa bouche, puis découvrit ses dents, laissant paraître l'éclat d'une couronne en or. Il exécuta encore plusieurs grimaces et, sembla-t-il, se trouva pleinement satisfait de son apparence.
Du sac de voyage, le fonctionnaire tira encore un assez gros porte-monnaie en écaille, et Védichtchev se rendit compte qu'il ne s'agissait pas là d'un porte-monnaie ordinaire, puisqu'il renfermait un canon de faible calibre en acier oxydé et un barillet de type revolver. Fandorine inséra dans le barillet cinq cartouches, referma le couvercle d'un coup sec et contrôla du doigt la souplesse du fermoir qui, vraisemblablement, jouait le rôle de détente. " Que ne va-t-on pas inventer pour trucider son prochain ! pensa le valet de chambre en secouant la tête. Et où donc t'apprêtes-tu à sortir, Eraste Pétrovitch, ainsi accoutré en dandy des bas-fonds ? "
Comme s'il avait entendu la question, Fandorine se retourna vers le miroir, se coiffa d'un bonnet de castor qu'il inclina crânement sur son oreille et, lançant un clin d'oil désinvolte, prononça à mi-voix :
- Pour le coup, Frol Grigoriévitch, faites brûler un cierge pour moi à la messe de minuit. Sans l'aide de Dieu, aujourd'hui je ne m'en tirerai pas.
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Inès souffrait terriblement en sa chair et en son âme. En sa chair parce que, la veille au soir, le Taon, son ancien maquereau, avait guetté la pauvre fille près du cabaret A la ville de Paris et l'avait longuement tabassée pour la punir de sa trahison. Heureusement, au moins il ne lui avait pas amoché la figure, ce sale type. En revanche elle avait le ventre et les côtes comme passés au bleu de lessive : la nuit, pas moyen de se retourner, elle était restée jusqu'au matin sans pouvoir fermer l'oil, gémissante et si apitoyée d'elle-même qu'elle en versait des larmes. Mais les bleus, ça pouvait encore passer, c'était chose dont on guérissait, alors que le tendre cour de la jeune femme était si dolent et douloureux qu'il lui semblait n'y pouvoir survivre.
Disparu son doux chéri, envolé son prince de conte de fées, le bel Erastouchka : deux jours déjà qu'il n'avait pas montré son joli museau appétissant comme un bonbon. Du coup le Taon était fumasse, du coup il montrait les dents. Elle avait dû la veille lui remettre, à cet affreux, presque tout ce qu'elle avait gagné, or ce n'était pas bien, une fille correcte qui veille à être fidèle n'agit pas de cette manière.
C'était sûr, Erastouchka était tombé, l'autre avorton aux oreilles en feuilles de chou l'avait livré à la police, et le bon ange croupissait en ce moment au violon, au poste de police du premier sous-secteur de l'Arbat, le plus ignoble de tout Moscou. Elle aurait bien fait passer un colis à son adoré, mais le chef de poste Koulebiako était une vraie bête fauve. Il la collerait encore une fois au bloc, comme l'an passé, la menacerait de lui confisquer sa carte jaune, et il lui faudrait ensuite cajoler à l'oil toute la brigade, jusqu'au dernier morveux de flic. Ce seul
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souvenir lui soulevait encore le cour. Et cependant Inès se fût résolue à subir à nouveau pareille humiliation dès lors qu'il s'agissait de secourir son bien-aimé, mais Erastouchka était un vrai monsieur avec de la cervelle, très propre de sa personne, avec du goût, et sûr qu'après ça il la mépriserait. Or, on peut le dire, il n'y avait pas encore entre eux de passion bien formée, juste un petit commencement d'amour, mais au premier regard Inès s'était embrasée de tout son être pour ce garçon aux yeux si bleus et aux dents si blanches, avait craqué plus violemment encore qu'à seize ans pour Jorjik, le coiffeur, puisse-t-on lui aplatir sa jolie gueule, à ce serpent, ce salopard, s'il n'est pas, bien sûr, déjà mort de cirrhose.
Ah, s'il pouvait vite réapparaître, lui qui est le sucre et le miel ! Il flanquerait une dérouillée au Taon, ce monstre ignoble, et câlinerait sa petite Inès, lui ferait mille caresses. Car elle avait réussi à obtenir le renseignement qu'il lui avait demandé, et aussi à planquer une partie de son argent dans sa jarretière. Il serait content. Elle avait de quoi l'accueillir, de quoi le fêter.
Erastik. Comme ce nom était doux, aussi doux que de la marmelade de pomme. En réalité, le chou avait sûrement un nom un peu plus commun, Inès elle-même n'avait pas toujours été espagnole, elle s'appelait devant Dieu Efrossinia, Froska pour les
intimes.
Inès et Eraste, ça vous chantait à l'oreille comme un air d'harmonium. Ah, se balader avec lui, main dans la main, dans le quartier de la Gratchovka, pour que Sanka la Bouchère, Lioudka l'Echalas et, surtout, Adelaïdka voient un peu quel genre de cava-
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lier donnait le bras à Inès, et qu'elles en crèvent de jalousie.
Et ensuite, ici, dans sa carrée. Elle est petite, c'est vrai, mais propre, et même coquette à sa manière : murs ornés de gravures découpées dans des revues de mode, abat-jour en velours de coton, miroir trumeau, édredon des plus moelleux, et des oreillers, grands et petits, sept en tout, chaque taie brodée à la main par Inès en personne.
Ce fut alors qu'elle était plongée dans les plus douces pensées que le rêve si longtemps caressé se réalisa. D'abord il y eut quelques coups discrets frappés à la porte - toc-toc-toc -, puis Erastouchka fit son entrée, avec son bonnet de castor, son écharpe blanche à la Gladstone et son manteau de drap éternellement déboutonné, col de fourrure assorti au bonnet. Jamais on n'aurait dit qu'il sortait du violon.
Inès sentit son cour s'arrêter de battre. Elle bondit du lit, telle qu'elle était, en chemise d'indienne et cheveux pendants, et sauta au coup de son chéri. Elle ne réussit qu'une toute petite fois à baiser ses lèvres : lui, sévère, la saisit par les épaules et la força à s'asseoir à la table. Son regard était dur.
- Allez, raconte, dit-il.
Inès comprit : de méchantes gens l'avaient cafardée, on avait eu le temps.
- Bats-moi ! répondit-elle. Bats-moi, Erastouchka ! Je suis coupable. Seulement ce n'est pas tout de ma faute, ne va pas croire n'importe qui. Le Taon a essayé de me violer (là elle mentait, bien sûr, mais pas tant que cela), j'ai résisté, alors il m'a cognée. Tiens, regarde !
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Elle retroussa sa chemise et lui montra les marques bleues, jaunes et violacées dont elle était couverte. Qu'il la plaigne un peu !