Mais cela ne suffit pas à l'attendrir. Erastouchka au contraire fronça les sourcils :
- J'aurai plus tard une petite discussion avec le Taon, il ne t'embêtera plus. Mais dis-moi une chose. Tu as trouvé la personne que je te demandais ? Eh bien ! Celle qui est allée avec le type que tu avais vu, et qui a failli y passer ?
Inès fut ravie de voir la conversation abandonner un terrain glissant.
- Je l'ai trouvée, Erastouchka, je l'ai trouvée. Elle s'appelle Glachka. Glachka la Pie, de la rue Pankra-tiev. Elle s'en souvient très bien, de ce monstre, il lui a presque tranché la gorge d'un coup de canif. Depuis elle porte toujours un foulard enroulé autour du cou.
- Conduis-moi.
- Je vais t'y conduire, Erastouchka, je vais t'y conduire. Mais d'abord, que dirais-tu d'un petit verre de cognac ?
Elle tira de sa minuscule armoire une bouteille qu'elle gardait en réserve, puis jeta sur ses épaules un châle persan, à grosses fleurs multicolores, et s'empara d'un peigne, pour donner du volume à ses cheveux, pour qu'ils moussent, qu'ils étincellent.
- Nous boirons après. J'ai dit : conduis-moi. D'abord notre affaire.
Inès soupira, sentant bien qu'elle allait fondre : il n'y avait rien à faire, elle aimait les hommes autoritaires. Elle s'approcha de lui, regarda de bas en haut son beau visage, ses grands yeux courroucés, ses moustaches frisées.
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- Mes jambes ne me portent plus, Erastouchka, murmura-t-elle d'une voix alanguie.
Mais le destin d'Inès n'était pas de goûter au plaisir. A cet instant retentit un grand bruit, puis il y eut un craquement, et la porte sous le choc manqua voler hors de ses gonds.
Le Taon se tenait dans l'embrasure, ivre et mauvais, un sourire féroce peint sur sa face glabre. Oh, les voisins, la sale engeance de rats, ils l'avaient mouchardée, ils n'avaient pas traîné.
- On se fait des mamours ? (Son sourire s'élargit jusqu'à ses oreilles.) Et moi, pauvre abandonné que je suis, on m'oublie ?
Cette fois-ci le rictus s'effaça de sa trogne, ses épais sourcils se froncèrent.
- Toi, Inès, petite pourriture, je te causerai plus tard. Tu m'as l'air d'une sacrée carotteuse. Quant à toi, l'emplumé, sors donc dans la cour. On va régler ça.
Inès se précipita à la fenêtre : il y avait deux types dehors, les deux âmes damnées du Taon - la Tombe et le Verrat.
- N'y va pas ! cria-t-elle. Ils vont te tuer ! Tire-toi, le Taon, ou je vais faire tellement de raffut que tout le quartier va rappliquer !
Déjà elle emplissait ses poumons pour pousser un hurlement, mais son Erastouchka l'en empêcha :
- Que dis-tu là, Inès ? Laisse-moi parler un peu avec cet homme.
- Erastik, la Tombe cache un flingot à canon scié sous son cafetan ! expliqua Inès au malheureux qui décidément ne comprenait rien. Ils veulent te descendre. Te descendre et te balancer dans l'égout. Ça ne serait pas la première fois pour eux !
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Son doux chéri ne l'écouta pas. Il secoua la main d'un air indifférent, puis tira de sa poche un gros porte-monnaie en écaille.
- T'inquiète pas, dit-il. Je vais marchander.
Et il sortit en compagnie du Taon, affronter la mort qui l'attendait.
Inès s'effondra, le nez dans ses sept oreillers, étouffant des sanglots désespérés, accablée à l'idée de son sort funeste, de son rêve à jamais brisé, et de l'atroce souffrance à venir.
Dehors, un coup de feu éclata, immédiatement suivi de trois autres très rapprochés, et aussitôt quelqu'un se mit à pousser des lamentations, non pas une personne, en vérité, mais plusieurs à l'unisson.
Inès cessa de sangloter et tourna son regard vers l'icône de la Vierge accrochée dans l'angle, qu'elle avait ornée pour Pâques de fleurs en papier et de petits lampions multicolores.
- Sainte Mère de Dieu, supplia Inès, accomplis un miracle pour le dimanche de la Résurrection, fais que mon Erastouchka reste en vie. S'il est blessé, ce n'est pas grave, je m'occuperai de lui. Pourvu seulement qu'il soit vivant.
Et la bonne Dame eut pitié de la pauvre Inès : la porte grinça, et son Erastouchka apparut. Sans une blessure, parfaitement sain et sauf, sans même un pli de travers à son merveilleux cache-col.
- C'est réglé, Inès, essuie cette flotte sur ta figure. Le Taon ne te touchera plus, il n'en est plus capable. Je lui ai troué les deux pinces. Quant aux deux autres, ils s'en souviendront aussi. Fringue-toi, et conduis-moi chez ta Glachka.
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II était dit qu'au moins un des rêves d'Inès s'accomplirait. Elle traversa tout le quartier de la Gratchovka au bras de son prince, empruntant exprès un long chemin de détour alors que le Vladi-mirka, l'hôtel où logeait Glachka, eût été bien plus vite atteint si elle avait pris par les cours intérieures, quitte à traverser la décharge et l'équarrissoir. Inès avait revêtu un chemisier de batiste et une jaquette de velours, elle étrennait une jupe en crêpe Lisette et n'avait pas craint de chausser des bottes légères nullement faites pour la pluie. Puis elle avait poudré son visage bouffi de larmes et ébouriffé sa frange. Au total, Sanka et Lioudka eurent de quoi devenir vertes. Dommage seulement qu'ils n'eussent pas croisé Adelaïdka. Mais ce n'était rien, ses copines lui peindraient le tableau.
Inès ne parvenait toujours pas à se rassasier de la vue de son bien-aimé, elle ne cessait de lui couler des regards et jacassait comme une pie :
- Elle a une fille anormale, cette Glachka. C'est ce que m'ont dit les bonnes gens qui m'ont renseignée : " Demande la Glachka qui a une fille anormale. "
- Anormale ? Comment ça ?
- Il paraît qu'elle a une envie qui lui mange la moitié de la figure. Couleur lie-de-vin, une horreur, un vrai cauchemar. Je préférerais me pendre que de vivre avec une telle physionomomie. Tiens, par exemple, chez nous, dans l'immeuble voisin, il y avait Nadka, la fille du tailleur...
Elle n'eut pas le temps de raconter l'histoire de Nadka la bossue, car déjà ils arrivaient devant l'hôtel.
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Ils gravirent un escalier grinçant qui menait à l'étage où se trouvaient les chambres.
Celle de Glachka était ignoble, rien à voir avec le nid douillet d'Inès. Glachka elle-même était devant la glace, occupée à se maquiller la figure : c'était bientôt l'heure pour elle de sortir se livrer à son commerce.
- Tiens, Glafira, je t'ai amené un monsieur en qui on peut avoir confiance. Réponds à ce qu'il te demande, au sujet du malfaisant qui a voulu t'égor-ger, recommanda Inès avant de s'asseoir, très digne, dans un coin.
Erastik posa d'emblée un billet de trois roubles
sur la table.
- Accepte ceci, Glachka, pour le dérangement. Quel genre de type était-ce ? Comment était-il ?
Glachka, fille plutôt joliment tournée même si, aux yeux sévères d'Inès, elle était un peu négligée, ne regarda même pas le billet.
- C'est pas compliqué, comment il était. A moitié frappé ! répondit-elle en haussant coquettement les
épaules.
Elle fourra néanmoins les trois roubles sous sa jupe, mais sans y accorder grand intérêt, par pure politesse. En revanche elle fixa Erastouchka avec une telle insistance, elle le dévisagea avec de tels yeux, l'effrontée, qu'Inès sentit son cour se serrer d'inquiétude.
- Les hommes s'intéressent toujours à moi d'habitude, déclara modestement Glachka en guise d'introduction à son récit. Mais là j'étais dans l'angoisse. Cette semaine-là, celle du mardi gras, j'avais des espèces de croûtes purulentes plein la figure, je n'osais même pas me regarder dans la
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glace. Je marche, je marche, personne ne veut de moi, à aucun prix, même pour quinze kopecks. Et celle-ci, là, qui avait faim... (Elle esquissa un signe de tête, désignant un rideau derrière lequel on entendait la respiration pesante d'une personne endormie.) Une vraie catastrophe. Et là un type s'approche, très poli...
- C'est bien ça ! Il m'a abordée exactement de la même façon ! intervint Inès, jalouse. Et, remarque une chose, j'avais moi aussi la gueule toute griffée et amochée. Je m'étais bagarrée avec Adelaïdka, la sale garce. J'avais beau faire la retape, personne ne s'arrêtait, sauf celui-là : " Ne sois pas triste, qu'il me dit tout à coup, je vais te donner de la joie. " Seulement j'ai pas fait comme Glachka, je l'ai pas suivi, c'est pourquoi...