- J'ai déjà entendu ton histoire, coupa Erastouchka. Et tu n'as pas vu l'homme clairement. Tais-toi un peu. Laisse parler Glafira.
Celle-ci la toisa avec orgueil, et Inès se sentit brutalement au plus mal. Et c'était elle qui l'avait amené, elle-même, l'imbécile !
- Et il ajoute encore : " Qu'as-tu à rester le nez baissé ? Allons chez toi. Je tiens à te rendre heureuse. " Moi, je l'étais déjà, heureuse. Je vais y gagner un rouble, je me dis, peut-être deux. Je paierai à Matriochka un petit pain, des gâteaux. Ah ça, pour payer, j'ai payé... Et puis encore cinq roubles au toubib pour qu'il me raccommode le col.
Elle montra sa gorge, et là, sous la couche de poudre, transparaissait une ligne violacée, étroite et régulière, comme un fil noué autour du cou.
- Raconte dans l'ordre, lui enjoignit Erastouchka.
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- Eh bien quoi, nous arrivons ici. Il me fait asseoir sur le lit, celui-ci, juste là, il me pose une main sur l'épaule tout en gardant l'autre derrière son dos. Et il me dit, sa voix était douce, on aurait dit celle d'une femme, il me dit : " Tu penses être laide ? " Alors moi, vas-y que je lui balance : " Et pourquoi ça ? Ma gueule va guérir. Alors que ma fille, elle, restera défigurée toute sa vie. - Quelle fille ? il me demande. - Mais celle-ci, que je > réponds, admirez mon trésor. " Et je tire le rideau que voilà. Quand il a vu Matriochka, elle dormait aussi à ce moment-là, elle a le sommeil lourd, elle est habituée à tout, il s'est mis à trembler de tous ses membres, fallait voir ! " Je vais la rendre belle comme une princesse. Et ce sera en plus pour toi un soulagement. " Je regarde mieux, je m'aperçois que quelque chose brille dans son poing, celui qu'il tient derrière son dos. Sainte Mère, un canif ! A lame courte, étroite comme ça.
- Un scalpel ? demanda Erastik, qui aimait les mots compliqués.
- Hein ?
Il eut un geste indifférent de la main, comme pour dire : " C'est bon, continue. "
- Je le repousse aussitôt de toutes mes forces, et puis je me mets à brailler, à brailler : " Au secours ! A l'assassin ! " II me regarde, il a maintenant une figure à flanquer la trouille tellement il grimace. " Silence, imbécile ! Tu ne comprends pas ton bonheur ! " Et vlan ! il me flanque un coup de lame ! J'ai fait un bond en arrière, mais il m'a quand même chope le cou. A ce moment j'ai poussé un tel cri que Matriochka s'est réveillée. Elle aussi s'est mise à hurler, et elle a une voix, je vous assure, à faire péter
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les vitres. Voyant ça, l'autre s'est pas obstiné et a mis les bouts. Voilà toute l'aventure. Merci à la Sainte Vierge qui nous a protégées.
Glachka se signa le front, puis aussitôt demanda, tout à trac, avant même d'avoir baissé la main :
- Et vous, monsieur, vous vous intéressez à c't'histoire pour une affaire, ou bien juste comme ça, par curiosité ?
Et la voilà qui lui joue de la prunelle à présent, la traîtresse !
Mais Erastik lui rétorqua d'une voix sévère :
- Décris-le-moi, Glafira. Eh bien, comment était-il, ce type ?
- Ordinaire. Un peu plus grand que moi, un peu plus petit que vous. Tenez, il vous arriverait là.
Et elle passe un doigt sur la joue d'Erastouchka, lentement, comme ça ! Il y en a, des sans-gêne !
- Visage ordinaire, aussi. Lisse, sans barbe ni moustache. Je ne sais pas quoi encore. Montrez-le-moi, je le reconnaîtrai du premier coup.
- On te le montrera, on te le montrera, murmura l'adoré en plissant son beau front pur tandis qu'il réfléchissait. Ainsi, il voulait t'offrir un soulagement ?
- Qu'il s'y soit avisé seulement, l'ordure, je lui aurais dévidé les tripes à mains nues, dit Glachka d'un ton calme et convaincant. Le Seigneur a aussi besoin, sans doute, des disgraciés. Qu'elle vive, ma petite Matriochka, ça ne regarde personne.
- Et d'après sa manière de parler, était-ce un monsieur ou un homme du peuple ? Comment était-il habillé, au fait ?
- Ses vêtements ne disaient pas grand-chose. Il aurait pu passer pour un commis, ou même un
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fonctionnaire. Mais il parlait comme un monsieur. Et même, on ne comprenait pas tous les mots qu'il disait. J'en ai retenu un. Quand il regardé Matrio-chka, il a dit tout bas : " Ce n'est pas la teigne, c'est un exemple rare de nevus matevus ". Nevus matevus, c'est comme ça qu'il a appelé ma gosse, ça m'est resté gravé.
- Naevus matemus, corrigea Erastik. Dans le langage des docteurs, ça veut dire " tache de naissance ".
Quelle tête, décidément ! Il savait tout.
- Erastik, on y va, dis ? (Inès toucha la manche de son chéri.) Le cognac nous attend.
- Et pourquoi vous en aller ? s'exclama soudain cette grue effrontée de Glachka. Puisque vous êtes là ! Du cognac, il n'en manque jamais non plus chez moi pour un visiteur qu'on apprécie : j'ai du Chous-tov, que je gardais pour fêter Pâques. Comment vous appelez-vous, au fait, joli cavalier ?
Massahiro Shibata s'était enfermé dans sa chambre, il avait allumé des bâtonnets aromatiques et récitait des soutras à la mémoire du serviteur de l'empereur, Anissi Tioulpanov, prématurément enlevé à ce monde, de sa sour Sonia-san et de la femme de chambre Palacha, que le ressortissant japonais avait des raisons toutes personnelles de pleurer.
Massa avait aménagé lui-même sa chambre, y consacrant une somme assez considérable de temps et d'argent. Les tatamis de paille dont le plancher était recouvert avaient été commandés au Japon et livrés par bateau. En contrepartie, la pièce s'était
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aussitôt emplie d'or et de soleil, et le sol faisait joyeusement ressort sous le pied, ce qui était autre chose que d'arpenter un stupide parquet de chêne, froid et insensible. Il n'y avait dans cette chambre aucun meuble, mais dans l'épaisseur d'un des murs s'ouvrait un vaste placard à porte coulissante où Massa rangeait oreillers et couvertures, ainsi que toute sa garde-robe : peignoir de coton, dit yukata, larges pantalons blancs et veste assortie pour le ren-siu, deux costumes trois pièces, un d'été, un d'hiver, et enfin une splendide livrée verte que le Japonais affectionnait particulièrement et n'endossait que pour les grandes occasions. Pour le plaisir de l'oil, les murs étaient ornés de lithographies en couleurs représentant le tsar Alexandre et l'empereur Mutsu-Hito, tandis que dans un angle, au-dessus de l'étagère servant d'autel, était accroché un rouleau de papier portant cette antique et sage maxime : " Vis en juste et ne regrette rien. " Aujourd'hui, une photographie avait été placée sur l'autel : Massa et Anissi Tioulpanov au jardin zoologique. Un cliché remontant à l'été passé. Massa en costume d'été couleur sable et chapeau melon, Anissi souriant jusqu'aux oreilles, lesquelles dépassaient largement de sa casquette, cependant qu'un éléphant, à l'arrière-plan, arborait exactement les mêmes, certes en beaucoup plus grand.
La sonnerie du téléphone vint distraire Massa de ses tristes pensées concernant la précarité du monde et la vanité de toute quête d'harmonie.
Le valet de Fandorine gagna le vestibule par une enfilade de pièces vides et sombres : le maître était quelque part en ville, décidé à retrouver l'assassin pour se venger ; la maîtresse était partie à l'église et
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ne serait pas de retour avant longtemps, car c'était cette nuit-là la grande fête russe de Pasuha.
- Allô, dit Massa dans l'évasement conique de l'appareil. Ici noumélo de monsieur Fandoline. Qui pâlie ?
- Monsieur Fandorine, c'est vous ? dit une voix métallique déformée par des stridulations électriques. Eraste Pétrovitch ?
- Non, monsieur Fandoline n'est pas là, répondit Massa en haussant la voix pour couvrir le sifflement.