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On disait dans le journal que de nouveaux modèles d'appareils étaient sortis, qui permettaient de transmettre n'importe quelle conversation " sans la moindre perte, avec une clarté et une intensité sonore remarquables ". Il faudrait en acheter un.

- Lappelez plus ta. Y a-t-il un message ?

- Je vous remercie. (La voix, de hurlement, s'était changée en un bruissement ténu.) C'est confidentiel. Je retéléphonerai plus tard.

- Tlès heuleux de faile votle connaissance, répondit poliment Massa, puis il raccrocha.

Ça allait mal, très mal. Le maître en était à sa troisième nuit blanche, la maîtresse non plus ne dormait pas, elle priait sans cesse, tantôt à l'église, tantôt à la maison, devant l'icône. Elle avait toujours beaucoup prié, mais à ce point, jamais. Tout cela allait se terminer très mal, même si on ne voyait guère ce qui pouvait arriver de pire.

Ah ! si seulement le maître parvenait à capturer celui qui avait tué Tiouli-san, qui avait égorgé Sonia-san et Palacha ! S'il parvenait à le trouver et qu'il accordât une faveur à son fidèle serviteur : qu'il

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lui abandonnât cet homme ! Pas bien longtemps, une petite demi-heure. Non, plutôt une heure...

Plongé dans ces agréables pensées, Massa ne vit pas le temps s'écouler. L'horloge sonna onze coups. Habituellement, à pareille heure, on dormait depuis longtemps dans les maisons voisines, mais aujourd'hui toutes les fenêtres étaient éclairées. Telle était cette nuit-là. Bientôt par toute la ville retentirait le vacarme des cloches, puis des feux multicolores crépiteraient dans le ciel, on se mettrait à crier et à chanter dans les rues, et le lendemain il y aurait beaucoup de gens complètement soûls. Ce serait Pâques.

Ne devrait-il pas se rendre à l'église, se tenir debout au milieu des autres, écouter le chant grave et monotone des bonzes chrétiens ? Tout vaudrait mieux que de rester enfermé seul ici à attendre, attendre, attendre.

Mais il n'eut pas à attendre davantage. La porte d'entrée claqua, des pas fermes et assurés résonnèrent. Le maître était de retour !

- Quoi, tu broies du noir tout seul ? demanda le maître en japonais, avant d'effleurer très légèrement l'épaule de son serviteur.

Pareilles effusions n'étaient pas de mise entre eux, et, sous le coup de la surprise, Massa ne put se contenir plus longtemps, il poussa un sanglot, puis fondit en larmes pour de bon. Il ne chercha pas à éponger son visage : puissent les larmes couler. Un homme n'a pas à avoir honte de pleurer pourvu seulement que ce ne soit ni de douleur ni de peur.

Le maître avait les yeux secs et brillants.

- Je n'ai pas obtenu tout ce que j'aurais voulu, dit-il. Je pensais le prendre sur le fait, mais nous

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n'avons plus le temps d'attendre. Aujourd'hui, l'assassin est à Moscou, mais demain il faudra courir le monde entier pour le retrouver. Je dispose de preuves indirectes, j'ai un témoin qui peut l'identifier. C'est assez. Il ne niera pas.

- Vous m'emmenez avec vous ? demanda Massa, ne croyant pas à son bonheur. C'est vrai ?

- Oui, fit le maître. L'adversaire est dangereux et il est inutile de prendre des risques. Je peux avoir besoin de ton aide.

Le téléphone sonna à nouveau.

- Maître, quelqu'un a déjà appelé. Pour une affaire secrète. Il ne s'est pas nommé. Il a dit qu'il rappellerait.

- En ce cas, prends l'autre écouteur et essaye de déterminer si c'est la même personne ou non.

Massa colla le cornet métallique à son oreille et se prépara à écouter.

- Allô, Eraste Pétrovitch Fandorine à l'appareil, dit le maître.

- Eraste Pétrovitch, c'est vous ? grinça une voix. Etait-ce la même ou bien une autre ? Impossible à

dire. Massa haussa les épaules.

- Oui. A qui ai-je l'honneur ?

- C'est moi, Zakharov.

- Vous ? ! s'exclama le maître.

Les doigts vigoureux de sa main libre se replièrent, et il serra le poing.

- Eraste Pétrovitch, je dois avoir une explication avec vous. Je sais que tout est contre moi, mais je n'ai tué personne, je vous le jure !

- Et qui d'autre en ce cas ?

- Je vous expliquerai tout. Mais donnez-moi votre parole d'honneur que vous viendrez seul, sans

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la police. Autrement je disparaîtrai, vous ne me reverrez plus jamais, et l'assassin restera en liberté. Vous me donnez votre parole ?

- Je vous la donne, répondit le maître sans hésitation.

- Je vous crois, car je vous sais homme d'honneur. Vous n'avez rien à craindre de moi, je ne suis pas dangereux pour vous, et d'ailleurs je n'ai pas d'arme. J'ai seulement besoin de m'expliquer... Si malgré tout vous n'avez pas confiance, amenez votre Japonais, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais pas de policiers.

- Comment connaissez-vous l'existence du Japonais ?

- J'en sais beaucoup sur vous, Eraste Pétrovitch. C'est pourquoi, du reste, je n'ai confiance qu'en vous seul... Rendez-vous tout de suite, sans tarder, à la barrière de Pokrovskoïé. Vous y trouverez, boulevard Rogojski, l'hôtel Constantinople, un bâtiment gris à deux étages. Vous devez arriver dans une heure au plus tard. Montez à la chambre 52 et attendez-moi. Dès que je me serai assuré que vous n'êtes effectivement que deux, je vous rejoindrai. Je vous dirai toute la vérité, et vous jugerez alors du sort à me réserver. Je me soumettrai à votre décision, quelle qu'elle soit.

- Il n'y aura pas de policiers, parole d'honneur, dit le maître, et il raccrocha.

- Terminé, Massa, à présent c'est terminé, déclara-t-il, et son visage s'anima très légèrement. Nous allons le prendre en flagrant délit. Sers-moi du thé vert très fort : j'ai encore une nuit à ne pas dormir.

- Que dois-je préparer comme armes ? s'enquit Massa.

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- Je prendrai mon revolver, je n'aurai besoin de rien d'autre. Et toi, prends ce que tu veux. Mais rappelle-toi : cet homme est un monstre. Il est fort, rapide, imprévisible. (Puis il ajouta à mi-voix :) J'ai résolu de me passer effectivement de la police.

Massa hocha la tête d'un air entendu. Dans une telle affaire, sans policiers, bien sûr, c'était mieux.

Je reconnais avoir été injuste : tous les enquêteurs* de police ne sont pas hideux. Celui-ci, par exemple, est très beau.

Mon cour délicieusement défaille quand je le vois resserrer ses cercles autour de moi et se rapprocher. Hide and seek.

// n'y a aucun intérêt à dévoiler au monde ce que recèle un être tel que lui : il est à l'extérieur presque aussi beau qu'à l'intérieur.

Mais on peut contribuer à illuminer son esprit. Si je ne me trompe pas sur son compte, c'est un homme qui sort du lot. Il n'a pas peur, il appréciera. Je sais, il souffrira beaucoup. Au début. Mais ensuite, il me remerciera. Qui sait même si nous ne deviendrons pas amis ? Il me semble deviner une âme sour. Ou peut-être deux, âmes sours ? Son serviteur japonais est issu d'une nation qui comprend ce qu'est la vraie Beauté. Le plus noble instant d'une vie, pour un habitant de ces îles lointaines, est de dévoiler ses entrailles au monde. Au Japon, tous ceux qui meurent par ce charmant moyen sont tenus pour des héros. La vue de tripes fumantes là-bas n'effraie personne.

Oui, nous serons trois, je le sens.

Comme la solitude m'est devenue odieuse ! Partager le fardeau de ma responsabilité avec une ou même

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deux autres personnes, ce serait un bonheur indicible. Je ne suis pas un dieu, n'est-ce pas ? Je ne suis qu'un homme.

Attrapez-moi, monsieur Fandorine. Aidez-moi. Mais d'abord, il faut vous ouvrir les yeux.

Une sale fin pour une sale histoire

9 avril, dimanche de la Résurrection, pendant la nuit

Clop-clop-clop, les sabots ferrés martèlent allègrement le pavé de la chaussée, les bandages de caoutchouc produisent un doux bruissement régulier, les ressorts d'acier oscillent avec souplesse. Le Décorateur roule dans la nuit à travers Moscou, le cour en fête, accompagné d'une brise légère, tandis que carillonnent les cloches de Pâques, tandis que tonnent les salves de canon. La rue de Tver est illuminée de mille lampions multicolores, et à main gauche, où se dresse le Kremlin, la voûte céleste chatoie de toutes les nuances de l'arc-en-ciel : on y tire un feu d'artifice en l'honneur de la Résurrection. Il y a foule sur le boulevard. Ce ne sont qu'éclats de voix, rires et embrasements de feux de Bengale. Les Moscovites se saluent entre connaissances, s'embrassent, quelque part même on entend sauter un bouchon de Champagne.