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Mais voici le dernier tournant avant la rue Malaïa Nikitskaïa. Ici tout est noir et désert, pas une âme qui vive.

- Stop ! l'ami, nous sommes arrivés, dit le Décorateur.

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Le cocher saute de son siège, ouvre la portière de la voiture décorée de guirlandes de papier. Il ôte sa casquette et prononce les saintes paroles :

- Christ est ressuscité.

- En vérité, il est ressuscité, répond le Décorateur d'une voix fervente et, rejetant son voile en arrière, il dépose un baiser sur la joue hérissée de poil du bon chrétien.

Puis lui donne un rouble de pourboire. L'heure présente est si radieuse.

- Soyez bénie, madame, dit le cocher en s'inclinant, moins ému par l'argent que par le baiser reçu.

Le Décorateur se sent l'âme quiète, limpide.

Son flair infaillible, qui jamais encore ne l'a trompé, le lui souffle : c'est aujourd'hui une grande nuit, toutes les infortunes et les menus échecs appartiennent déjà au passé. Le bonheur est devant lui, tout près. Tout va bien se passer, merveilleusement bien.

Ah ! quel tour de force il a machiné ! Le sieur Fandorine, lui-même orfèvre en sa partie, sera contraint de lui rendre justice. Il s'affligera, certes, il versera des larmes - finalement nous ne sommes tous que de pauvres humains -, mais ensuite il méditera ce qui s'est passé et il comprendra, forcément il comprendra. C'est un homme, après tout, intelligent et, semble-t-il, capable de voir la Beauté.

L'espoir d'une vie nouvelle, l'espoir d'être reconnu et compris, réchauffe le cour naïf et confiant du Décorateur. Il est si seul et la croix de sa noble mission est si lourde à porter. Même le Christ, même Lui, a eu Simon de Cyrène pour glisser une épaule sous l'instrument de son supplice.

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A l'heure présente, Fandorine et son Japonais foncent à bride abattue vers le boulevard Rogojski. Il leur faudra encore trouver la chambre 52, puis attendre... Et si même le fonctionnaire chargé des missions spéciales vient à concevoir des soupçons, il ne trouvera pas de téléphone dans un hôtel de troisième ordre comme le Constantinople. Il a tout son temps. Inutile de se presser. La femme aimée par le sieur Fandorine est pieuse. En ce moment elle est encore à l'église, mais l'office célébré à la cathédrale de l'Ascension toute proche va bientôt s'achever, et elle sera immanquablement de retour vers une heure, pour dresser la table pascale et attendre son homme.

Une porte-grille surmontée d'une couronne, au-delà une cour, puis les fenêtres noires d'un pavillon plongé dans l'obscurité. C'est ici.

Le Décorateur écarte son voile, observe un instant les alentours, puis s'engouffre par la porte piétonne. L'huis du pavillon lui donne un peu de fil à retordre, mais ses doigts habiles et talentueux connaissent leur affaire. Un claquement de serrure, un grincement de gonds, et voici le Décorateur dans le vestibule envahi d'ombre.

Il n'a pas besoin d'attendre que ses yeux s'habituent aux ténèbres, celles-ci ne sont pas un obstacle pour eux. S'avançant dans le noir, le Décorateur inspecte rapidement les lieux.

Au salon, il connaît un instant de frayeur : une énorme horloge en forme de Big Ben se met soudain à sonner, déclenchant un vacarme assourdissant. Est-il possible qu'il soit si tard ? Le Décorateur, troublé, consulte sa petite montre de dame : non, Big Ben avance. Il n'est encore que moins le quart.

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II convient de choisir un endroit pour la cérémonie.

Le Décorateur aujourd'hui est en veine, il vole sur les ailes de l'inspiration. Et pourquoi pas carrément là, dans le salon, sur la table destinée au repas ?

Les choses se dérouleront ainsi : monsieur Fandorine entrera par là, venant du vestibule, allumera l'éclairage électrique et découvrira un ravissant tableau.

C'est décidé. Où peuvent-ils bien ranger les nappes ici ?

Fouillant dans une armoire à linge, le Décorateur choisit une nappe de dentelle à la blancheur immaculée et en recouvre la grande table dont la surface polie luit faiblement dans l'ombre.

Oui, ce sera beau. Et là, dans ce buffet, ne serait-ce pas un service de Meissen ? Placer les assiettes de porcelaine au bord de la table, en cercle, et y disposer tous les trésors qu'il aura retirés. Ce sera la plus parfaite de toutes ses créations.

Ainsi, la décoration est trouvée.

Le Décorateur retourne dans l'entrée, se poste devant la lucarne et attend.

Son cour déborde d'un avant-goût de bonheur et d'une sainte extase.

La cour soudain s'inonde de lumière : c'est la lune qui vient de paraître. Un signe ! Un signe manifeste ! Voici des semaines que le temps n'est que maussade, pluvieux, et aujourd'hui c'est comme si on venait brusquement d'ôter le voile qui recouvrait le monde du Seigneur. Quel ciel clair et étoile ! C'est en vérité la radieuse Résurrection. Le Décorateur se signe par trois fois.

Elle arrive !

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Quelques rapides battements de cils pour en décrocher les larmes de joie.

Elle arrive. Une modeste silhouette franchit le portail, vêtue d'un ample manteau et coiffée d'un chapeau. Comme elle s'approche de la porte, on distingue qu'il s'agit d'un chapeau de deuil garni de gaze noire. Ah oui ! c'est à cause du garçon, Anissi Tioulpanov. Ne t'afflige pas, ma chérie, lui et ses familiers sont déjà auprès du Seigneur. Ils y sont bien. Et toi aussi tu t'y sentiras bien, patiente un peu.

La porte s'ouvre, la femme entre.

- Christ est ressuscité, dit pour l'accueillir le Décorateur, d'une voix douce et claire. N'ayez pas peur, mon amie. Je suis venue pour vous donner de la joie.

La femme, à dire vrai, ne paraît nullement effrayée. Elle ne crie ni ne tente de s'enfuir. Au contraire, elle avance d'un pas à sa rencontre. La lune éclaire uniformément l'entrée de son halo laiteux, et l'on voit les yeux de l'arrivante briller à travers le voile.

- Mais que restons-nous là voilées comme des musulmanes ? plaisante le Décorateur. Découvrons nos visages.

Il relève son voile, sourit avec tendresse, de tout son cour.

- Et puis tutoyons-nous, ajoute-t-il. Nous sommes appelées à faire étroite connaissance. Nous serons bientôt plus proches que deux sours. Allons, laisse-moi contempler un peu ta frimousse. Je sais que tu es belle, mais je t'aiderai à devenir plus belle encore

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II tend prudemment la main, mais la femme n'esquisse aucun mouvement de recul, elle attend. C'est une parfaite maîtresse qu'a le sieur Fandorine, calme, silencieuse, le Décorateur a toujours apprécié les créatures de cette sorte. Il n'aimerait pas qu'elle gâchât tout par un cri de terreur, par un regard empli d'effroi. Elle mourra sur le coup, sans peur ni souffrance. Ce sera son cadeau.

De la main droite, le Décorateur tire d'un étui fixé à sa ceinture, dans son dos, un scalpel, et de la gauche rejette la fine gaze qui lui dérobe le visage de la bienheureuse.

Lui apparaît une large face idéalement ronde fendue de deux yeux obliques. Quelle est cette sorcellerie !

Mais il n'a pas le temps de reprendre ses esprits que déjà dans l'entrée retentit un claquement sec, et une vive lumière, intolérable après l'obscurité, inonde soudain la pièce.

Le Décorateur, aveuglé, cligne les paupières. Une voix s'élève derrière lui :

- Moi aussi je vais vous donner de la joie, monsieur Pakhomenko. Ou bien préférez-vous qu'on vous appelle par votre ancien nom, monsieur Sotski ?

Entrouvrant à peine les yeux, le Décorateur voit devant lui le serviteur japonais qui le dévisage sans ciller. Le Décorateur ne se retourne pas. A quoi bon : il est clair que le sieur Fandorine est derrière lui, probablement armé d'un revolver. Le rusé fonctionnaire n'est pas allé à l'hôtel Constantinople. Le conseiller de collège n'a pas cru à la culpabilité de Zakharov. Pourquoi ? Tout était pourtant si habilement combiné. C'est à croire que Satan en personne a tout révélé à Fandorine.