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Eli ! Eli ! Lamma sabakthani ? Ou bien ne m'as-tu pas abandonné et veux-tu éprouver la fermeté de mon cour ?

Nous allons voir.

Le fonctionnaire ne va pas tirer : sa balle transpercerait le Décorateur et irait se loger dans le corps du Japonais.

Un coup de scalpel dans le ventre du nabot. Un coup bref, juste en dessous du diaphragme. Puis, d'une seule secousse, le faire pivoter par les épaules, s'en servir de bouclier et le pousser vers Fandorine. Deux bonds suffiront pour atteindre la porte, et là nous verrons qui est le plus rapide à la course. Le détenu n° 3576 n'a jamais été rattrapé, même par les féroces chiens-loups de la prison de Kherson. D'une manière ou d'une autre, il saura bien semer également monsieur le conseiller de collège.

Allons, aide-moi, Seigneur !

Son bras droit se détend en avant avec la puissance d'un ressort, mais la lame acérée ne fend que le vide : d'un bond en arrière d'une incroyable souplesse, le Japonais esquive le coup et dans le même temps frappe le Décorateur au poignet, du tranchant de la main. Le scalpel s'en va valdinguer à terre avec un faible tintement pitoyable, tandis que l'Asiate se fige à nouveau sur place, les bras très légèrement écartés.

L'instinct pousse le Décorateur à se retourner. Il voit le canon du revolver braqué sur lui. Le fonctionnaire tient l'arme à la hanche. S'il tire dans cette position, du bas vers le haut, la balle lui emportera le sommet du crâne et ne touchera pas le Japonais. Cela change tout.

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- Et je vais vous dire quelle joie précisément, poursuit Fandorine de la même voix égale, comme si la conversation n'avait nullement été interrompue. Je vous épargne arrestation, enquête, procès et verdict inéluctable. Vous aurez été abattu au moment de votre capture.

Détourné. Finalement II s'est détourné de moi, pense le Décorateur, mais cette idée ne l'afflige pas longtemps, supplantée qu'elle est par un soudain sentiment d'allégresse. Non, II ne s'est pas détourné ! Il l'a pris en pitié et l'autorise à Le rejoindre ! Maintenant, délivre-moi, Seigneur.

La porte d'entrée grince sur ses gonds. Une voix de femme s'écrie, désespérée et suppliante :

- Eraste, non !

Le Décorateur quitte les hauteurs vertigineuses qu'il venait d'entrevoir et redescend sur terre. Il se retourne avec curiosité et découvre dans l'encadrement de la porte une très jolie femme svelte et élancée, en robe de deuil et chapeau noir garni d'un voile. Un châle lilas recouvre ses épaules ; elle tient dans sa main droite un carré de tissu noué contenant une paskha1, dans l'autre une couronne de rosés de papier.

- Angelina, pourquoi es-tu revenue ? s'exclame le conseiller de collège, furieux. Je t'avais demandé de passer la nuit au Métropole !

Quelle beauté ! Il est peu probable qu'elle eût acquis beaucoup plus de grâce, étendue sur la table, inondée de sa propre sève, tous les pétales de son corps éployés. A peine un soupçon, peut-être.

1. Pâtisserie à base de fromage blanc, en forme de pyramide tronquée, qui est bénie durant la nuit de Pâques.

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- Mon cour m'a dicté de n'en rien faire, répond la jolie femme à Fandorine en se tordant les mains. Eraste Pétrovitch, ne le tuez pas, ne vous chargez pas d'un tel péché. Votre âme plierait sous pareil fardeau et se briserait.

Intéressant, mais qu'en pense le conseiller de collège ?

Il ne reste plus trace de son précédent sang-froid, il regarde la jolie femme d'un oil furieux et désemparé. Le Japonais lui aussi demeure interdit : il tourne sa grosse tête rasée tantôt vers le maître, tantôt vers la maîtresse, avec une mine de parfait ahuri.

Eh bien, c'est là une affaire de famille. Ne nous imposons pas. Ils se débrouilleront bien sans nous.

En deux bonds, le Décorateur contourne le Japonais, cinq pas encore et il atteindra la porte salvatrice, alors que Fandorine ne peut pas tirer sans risquer de toucher la femme. Adieu, messieurs !

Une courte jambe bien tournée, chaussée d'un bottillon de feutre noir, fauche le Décorateur à la cheville, celui-ci part en vol plané, et dans son élan va heurter du front le chambranle de la porte.

Un grand choc. Puis l'obscurité.

Tout était prêt pour l'ouverture du procès.

L'accusé, vêtu d'une robe de femme, mais tête nue, était affalé, inerte, dans un fauteuil. Sur son front, une impressionnante bosse se colorait de pourpre.

A côté de lui, bras croisés sur la poitrine, se tenait l'huissier appariteur, en la personne de Massa.

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Eraste Pétrovitch avait assigné à Angelina la fonction de juge, se chargeant de tenir lui-même le rôle de procureur.

Mais il y eut d'abord controverse.

- Je ne puis juger personne, déclara Angelina. Il y a pour cela des magistrats nommés par le souverain ; qu'ils décident, eux, si cet homme est coupable ou non. Et qu'il en soit selon leur verdict.

- Leur v-verdict, allons donc ! railla Fandorine avec amertume.

Depuis que le criminel était arrêté, il bégayait à nouveau, de manière plus prononcée encore qu'avant, comme s'il était dans son intention de rattraper le temps perdu.

- Qui a besoin d'un p-procès aussi scandaleux ? On se fera un plaisir de juger Sotski irresponsable, on l'enfermera dans une maison de fous, et il trouvera forcément le moyen de s'en évader. Aucune grille ne saurait retenir un individu de cette sorte. Je voulais l'abattre, comme on abat un chien enragé, mais tu m'en as emp-pêché. A présent décide toi-même de son sort, puisque tu as tenu à t'en mêler. Tu n'ignores rien des actes de ce d-dégénéré.

- Et si ce n'était pas lui ? Ne pouvez-vous donc vous tromper ? répliqua Angelina avec feu.

- Je te démontrerai que c'est lui l'assassin, et personne d'autre. C'est mon rôle de p-procureur. Quant à toi, tu n'auras qu'à rendre ta sentence en b-bonne justice. Il ne trouverait pas de juge plus clément dans le monde entier. Mais si tu ne veux pas être son juge, retire-toi au Métropole et ne me dérange plus.

- Non, je ne m'en irai pas, dit-elle vivement. Va pour ce procès. Mais qui dit procès dit avocat. Qui donc va le défendre ?

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- Je puis t'assurer que ce m-monsieur ne voudra céder ce rôle à personne. Il saura fort bien p-plaider sa propre cause. Commençons !

Eraste adressa un signe de tête à Massa, et celui-ci plaça un flacon de sels sous le nez de l'accusé toujours inanimé.

L'homme travesti en femme releva brusquement la tête et battit des paupières. Ses yeux, d'abord vagues, acquirent rapidement un éclat sensé, renforcé encore par la pureté de leur azur, tandis que son visage aux traits agréables s'illuminait d'un sourire bienveillant.

- Vos nom et qualité, dit sèchement Fandorine, usurpant dans une certaine mesure les prérogatives du président.

L'intéressé observa un instant la mise en scène. Son sourire ne s'effaça pas, mais d'affable se fit ironique.

- On a décidé de jouer au tribunal ? Fort bien, à votre guise. Mes nom et qualité ? Oui, Sotski... Ancien noble, ancien étudiant, ancien détenu n° 3576. Et aujourd'hui : personne.

- Vous reconnaissez-vous coupable des meurtres... (Eraste Pétrovitch se mit à lire dans son bloc-notes en ménageant une pause après chaque nom)... de la prostituée Emma Elizabeth Smith, assassinée le 3 avril 1888 dans Osborn Street à Londres ; de la prostituée Martha Tabram, assassinée le 7 août 1888 au George Yard à Londres ; de la prostituée Mary Ann Nichols, assassinée le 31 août 1888 dans Buck's Row à Londres ; de la prostituée Ann Chapman, assassinée le 8 septembre 1888 dans Hanbury Street à Londres ; de la prostituée Elizabeth Stride, assassinée le 30 septembre 1888 dans