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personne n'eût prêté attention à des corps esquintés d'aussi monstrueuse façon. Chez nous, en Russie, on tue beaucoup, mais simplement, sans fioritures. Ainsi, quand on a découvert le corps d'Andréitchkina littéralement découpé en morceaux, vous avez vu quel vent de panique, d'un seul coup, s'est levé. Le général gouverneur a été sur-le-champ informé du fait, et Sa Haute Excellence a aussitôt dépêché sur les lieux son fonctionnaire chargé des missions spéciales. J'ajouterai sans forfanterie que le prince ne me confie que les affaires auxquelles il accorde une exceptionnelle importance. Or là, on aurait trouvé une dizaine de cadavres affreusement massacrés, et personne n'aurait donné l'alarme ? Impossible.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Angelina, ouvrant pour la première fois la bouche depuis le début du " procès ". Qui donc, en ce cas, a infligé pareil sort à ces malheureux ?
Eraste Pétrovitch fut manifestement heureux qu'elle posât cette question : le silence obstiné du " juge " ôtait toute espèce de sens aux débats.
- Les corps les plus anciens ont été exhumés de la fosse commune de novembre. Cependant cela ne signifie en rien que Jack l'Eventreur fût déjà à Moscou à cette date.
- Je ne vous le fais pas dire ! coupa l'accusé. Pour autant qu'il me souvienne, le dernier meurtre londonien fut commis la veille de Noël. J'ignore si vous réussirez à prouver à notre ravissant juge que je suis l'auteur des crimes perpétrés à Moscou, mais quant à me confondre avec l'Eventreur, cela me paraît hors de votre portée.
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Le visage d'Eraste Pétrovitch s'éclaira un instant d'un sourire de glace, puis aussitôt redevint sombre et sévère :
- Je comprends parfaitement le sens de votre objection. Vous n'êtes pas en mesure de vous disculper des crimes commis à Moscou. Plus ils seront nombreux, plus ils seront monstrueux et révoltants, mieux ce sera pour vous : plus facilement vous passerez pour fou. Alors que les Anglais ne manqueront pas de réclamer votre extradition pour les exploits de Jack, et trouveront en Russie une Thémis toute disposée à se débarrasser d'un psychopathe aussi encombrant. Vous serez renvoyé en Grande-Bretagne, où l'opinion publique a son mot à dire, et n'aurez pas droit au procès expédié en catimini qui vous eût attendu chez nous. Vous serez bon, cher monsieur, pour vous balancer au bout d'une corde. Non, ça ne vous dit rien ? (La voix de Fandorine était descendue d'une octave, comme si le noud coulant eût enserré sa propre gorge.) Vous n'échapperez pas à votre " passé " londonien, n'y songez même pas. Quant à l'apparent défaut de coïncidence des dates, tout s'explique très simplement. Le " gardien Pakhomenko " a fait son apparition au cimetière de la Maison-Dieu juste après le Nouvel An. Je suppose que c'est Zakharov qui vous y a fait entrer, en souvenir de votre vieille amitié. Le plus probable est que vous vous étiez rencontrés à Londres lors de son dernier voyage. Zakharov, bien entendu, ignorait tout de votre nouveau hobby. Il pensait que vous vous étiez évadé de prison. Comment refuser d'aider un vieux camarade maltraité par le destin ? C'est bien cela ?
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Sotski ne répondit pas, se contentant de hausser une épaule, comme pour signifier : j'écoute, poursuivez.
- Quoi, cela commençait à sentir le brûlé pour vous, à Londres ? La police vous serrait d'un peu trop près ? Je ne sais avec quel passeport vous avez franchi la frontière, mais quand vous êtes arrivé à Moscou vous aviez déjà pris l'identité d'un simple paysan petit-russien, un de ces pèlerins vagabonds comme il y en a tant en Russie. C'est pourquoi les -registres de la police qui recensent tous les voyageurs arrivant de l'étranger ne font aucune mention de vous. Vous avez vécu quelque temps au cimetière, votre emploi vous est devenu familier, vous avez pris vos habitudes. Zakharov, visiblement, vous plaignait, il vous avait pris sous sa tutelle, vous aidait en vous donnant de l'argent. Vous avez tenu assez longtemps sans tuer personne, plus d'un mois. Peut-être aviez-vous l'intention d'entamer une vie nouvelle. Mais c'était au-dessus de vos forces. Après l'excitation de Londres, il vous était impossible de retrouver une existence ordinaire. Cette particularité de la psychologie des maniaques est bien connue de la criminologie. Ceux qui ont goûté une fois au sang ne peuvent plus s'en priver. Au début, mettant à profit votre charge, vous vous contentiez d'exercer vos talents sur des cadavres tirés des tombes, attendu qu'on était en plein hiver et que les corps enterrés depuis fin novembre étaient en parfait état de conservation. Une fois, vous avez fait l'épreuve d'un corps d'homme ; l'expérience vous a déplu. Quelque chose ne collait pas avec votre " idée ". En quoi consiste-t-elle, votre idée ? Vous ne supportez pas les femmes laides et coupables ? " Je veux vous
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donner de la joie ", " je vous aiderai à devenir plus belle "... A coups de scalpel, vous sauvez les pécheresses de la laideur, c'est ça ? De là le baiser sanglant ?
L'accusé gardait le silence. Son visage s'était fait solennel et lointain. Ses yeux d'un bleu lumineux avaient perdu leur éclat, voilés par les cils à demi baissés.
- Puis les corps inanimés ne vous ont plus suffi. Vous avez commis plusieurs agressions, par bonheur manquées, puis deux meurtres. Ou bien davantage ?! s'écria soudain Fandorine, pour aussitôt se ruer sur Sotski et le secouer par les épaules avec tant de violence qu'il s'en fallut de peu qu'il ne lui brisât le cou. Répondez !
- Eraste ! cria Angelina. Il ne faut pas !
Le conseiller de collège s'écarta de l'accusé en chancelant, recula vivement de deux pas et dissimula ses mains derrière son dos, luttant contre l'émotion. L'Eventreur, quant à lui, nullement effrayé par l'explosion de colère d'Eraste Pétrovitch, demeurait assis, immobile, et observait le fonctionnaire d'un regard empli de calme et de supériorité.
- Que pouvez-vous comprendre ? prononcèrent en un souffle à peine audible ses lèvres rouges et charnues.
Eraste Pétrovitch fronça les sourcils d'un air mécontent, releva d'un mouvement de tête une mèche de cheveux noirs tombée sur son front et reprit son discours interrompu :
- Le soir du 3 avril, un an après le premier meurtre londonien, vous avez tué la demoiselle Andréit-chkina et profané son corps. Deux jours après, votre victime était une petite mendiante, une enfant. Les
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événements qui ont suivi se sont déroulés très vite. L'" expérience " dljitsyne a provoqué chez vous un accès d'excitation dont vous vous êtes libéré en tuant et en étripant Ijitsyne lui-même. Par la même occasion vous avez assassiné sa femme de chambre, qui ne représentait pourtant aucune menace pour vous. A partir de ce moment, vous vous écartez de votre " idée " : vous tuez pour effacer vos traces et échapper au châtiment. Quand vous comprenez que le cercle se resserre, vous vous dites que le plus commode serait de faire passer pour coupable votre ami et protecteur Zakharov. D'autant plus que le médecin légiste commence à nourrir des soupçons contre vous. Sans doute a-t-il confronté les faits, ou bien est-il au courant d'un détail que j'ignore. Toujours est-il que vendredi soir Zakharov écrivait une lettre adressée au Parquet, dans laquelle il projetait de vous dénoncer. Il la déchire, en entame une autre qu'il déchire de la même façon. Son assistant Grou-mov a raconté que Zakharov s'était enfermé dans son bureau dès quatre heures de l'après-midi, et qu'il avait donc peiné de la sorte jusqu'au soir. Il était gêné par des scrupules très compréhensibles mais parfaitement déplacés dans le cas présent : questions d'honneur, d'éthique corporative, mais aussi, en fin de compte, simple sentiment de pitié pour un camarade malmené par le sort. Vous avez emporté la lettre et ramassé tous les brouillons déchirés. Mais deux petits fragments ont néanmoins échappé à votre attention. Sur l'un était écrit : " plus me taire ", sur l'autre "... sidérations d'honneur corporatif et certaine compassion pour un vieux cam... ". Le sens est évident : Zakharov écrivait qu'il ne pouvait plus se taire et, pour se justifier d'avoir si