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longtemps couvert un assassin, évoquait des considérations d'honneur corporatif et un sentiment de compassion pour un vieux camarade. J'ai acquis à ce moment l'absolue certitude que le criminel était à rechercher parmi les anciens condisciples de Zakharov. Si " compassion " il y avait, c'est que notre homme était de ceux dont la vie avait mal tourné, ce qui excluait le millionnaire Bouryline. N'en restaient que trois : Sténitch, dont la raison était chancelante, Rozen, devenu ivrogne invétéré, et Sotski, dont le nom revenait encore et toujours dans les propos des anciens " amis de Sade ". Il passait pour mort, mais cela demandait à être vérifié.

- Eraste Pétrovitch, mais comment pouvez-vous être aussi certain que ce médecin, Zakharov, a été tué ? demanda Angelina.

- Parce qu'il a disparu alors qu'il n'avait aucune raison de disparaître, répondit Fandorine. Zakharov est innocent des meurtres et il croyait au début protéger non pas un assassin sanguinaire, mais un prisonnier en fuite. Quand il a compris, cependant, quel serpent il avait réchauffé en son sein, il a pris peur. Il gardait un revolver chargé près de son lit. C'est de vous, Sotski, qu'il voulait se protéger. Après le double assassinat de la rue des Grenades, vous êtes revenu au cimetière et avez aperçu Tioulpanov qui espionnait aux abords du pavillon. Le chien de garde n'a pas aboyé à votre approche, il vous connaît bien. Absorbé par sa surveillance, Tioulpanov ne vous a pas remarqué. Vous avez compris que les soupçons s'étaient portés sur l'expert et avez décidé d'en tirer profit. Dans le rapport qu'il a dicté avant de mourir, Tioulpanov déclare qu'un peu après onze heures Zakharov est sorti de son bureau, puis

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qu'une sorte de grand vacarme a retenti dans le couloir. A l'évidence, c'est à cet instant précis qu'a été commis le meurtre du médecin. Vous vous êtes introduit discrètement dans la maison et avez attendu que Zakharov sorte dans le couloir pour une raison ou une autre. Ce n'est pas un hasard si le tapis qui s'y trouvait a disparu : il devait être taché de sang, et vous l'avez escamoté. Une fois réglé le sort de Zakharov, vous vous êtes glissé dehors sans bruit et avez assailli Tioulpanov par-derrière. Vous l'avez blessé mortellement et laissé se vider de son sang. Je suppose que vous l'avez vu se relever, franchir le portail en titubant et s'effondrer à nouveau. Vous n'avez pas osé vous approcher pour l'achever : vous saviez qu'il était armé, et vous saviez également que les blessures qu'il avait reçues étaient fatales. Sans perdre de temps, vous avez tiré le corps de Zakharov hors de la maison et l'avez enterré dans le cimetière. Je sais même où exactement : vous l'avez jeté dans la tranchée d'avril destinée aux cadavres non identifiés et l'avez légèrement recouvert de terre. Au fait, savez-vous comment vous vous êtes trahi ?

Sotski sursauta, et son visage figé dans l'indifférence s'éclaira à nouveau de curiosité, mais pour quelques instants seulement. Ensuite l'invisible rideau retomba, effaçant toute trace de sentiment vivant.

- Quand j'ai parlé avec vous hier matin, vous m'avez dit être resté éveillé jusqu'à l'aube et avoir entendu pendant la nuit des coups de feu, puis un claquement de porte suivi d'un bruit de pas qui s'éloignaient. J'étais censé en déduire que Zakharov était en vie et avait pris la fuite. Mais j'en ai conclu

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tout autre chose. Si le gardien Pakhomenko avait l'ouïe assez fine pour entendre des pas de loin, comme pouvait-il être resté sourd aux coups de sifflet lancés par Tioulpanov quand celui-ci avait repris connaissance ? La réponse allait de soi : à ce moment, il n'était pas dans sa loge. Il se trouvait à une distance assez grande du portail d'entrée, par exemple à l'autre bout du cimetière, où est justement située la tranchée d'avril. Et d'un. Zakharov, s'il était l'assassin, ne pouvait avoir passé le portail, car Tioulpanov gisait là, blessé, encore inconscient. Le criminel n'eût pas manqué de l'achever. Et de deux. J'ai ainsi reçu confirmation du fait que Zakharov, qui déjà ne pouvait en aucune manière être le tueur de Londres, était également innocent de la mort de Tioulpanov. Or, si vous mentiez quant aux circonstances de sa disparition, c'est forcément que vous y étiez mêlé. Je me suis rappelé aussi que les deux meurtres conformes à l'" idée " du maniaque, ceux de la prostituée Andréitchkina et de la petite mendiante, avaient été commis dans un rayon de moins d'une verste autour de la Maison-Dieu. C'est Ijitsyne qui le premier a prêté attention à ce détail, même s'il en a tiré, il est vrai, de fausses conclusions. Ces quelques faits additionnés aux bribes de phrases de la lettre envolée ont presque achevé de me convaincre que le " vieux camarade " que Zakharov avait pris en pitié et se refusait à livrer, c'était vous. En raison de la nature de votre emploi, vous avez participé à l'exhumation des cadavres et vous étiez bien renseigné sur l'état d'avancement de l'instruction. Et d'un. Vous étiez présent lors de l'" expérience judiciaire ". Et de deux. Vous aviez librement accès aux tombes et aux fosses communes. Et de trois.

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Vous connaissiez Tioulpanov et étiez même en excellents termes avec lui. Et de quatre. La liste des témoins de l'" expérience " établie par Tioulpanov avant sa mort donne de vous la description suivante. Eraste Pétrovitch s'approcha de la table, y prit une feuille et lut :

- " Pakhomenko, gardien du cimetière. Je ne connais ni son prénom ni son patronyme. Les autres employés l'appellent "Pakho". Age indéfini : entre trente et cinquante ans. Taille plus grande que la moyenne, forte constitution physique. Visage rond, agréable, ne porte ni barbe ni moustache. Accent petit-russien. J'ai eu avec lui de nombreuses conversations sur les sujets les plus variés. J'ai écouté l'histoire de sa vie (c'est un habitué des pèlerinages et il en a tiré une assez riche expérience), je lui ai parlé de moi. Il est intelligent, observateur, religieux, bon H m'a été d'un grand secours durant l'enquête. Peut-être est-il le seul de tous dont l'innocence ne puisse être mise en doute. "

- Quel gentil garçon ! prononça l'accusé d'une voix attendrie.

A ces mots le visage du conseiller de collège se tordit d'une grimace, tandis que l'huissier, jusqu'alors impassible, murmurait en japonais quelques paroles, brutales, sifflantes.

Angelina tressaillit elle aussi et regarda avec horreur l'homme assis devant elle.

- Les confidences de Tioulpanov vous ont été utiles, vendredi, pour vous introduire dans son logement et y commettre un double meurtre, reprit Eraste Pétrovitch après une courte pause. Quant à mes propres... affaires privées, je n'en fais pas grand mystère, et Zakharov a fort bien pu vous informer.

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Ainsi aujourd'hui, ou plus exactement hier matin déjà, je ne disposais plus que d'un seul suspect : vous. Restait, premièrement, à obtenir un signalement de Sotski, deuxièmement, à établir s'il avait bel et bien péri, enfin à trouver des témoins qui puissent vous identifier. Sténitch m'a fourni une description du Sotski d'il y a sept ans. Sans doute avez-vous beaucoup changé depuis lors, mais la taille, la couleur des yeux, la forme du nez ne sont guère sujettes à modifications importantes, et toutes ces données concordaient. Une dépêche du département de la justice militaire retraçant en détail le séjour en détention du dénommé Sotski et sa prétendue évasion manquée m'a démontré que le prisonnier pouvait fort bien être encore en vie. Ce sont les témoins qui m'ont donné le plus de mal. Je comptais beaucoup sur l'ancien " ami de Sade " Filip Rozen. En ma présence, parlant de Sotski, il avait prononcé une phrase énigmatique qui m'était restée gravée dans la mémoire : " Ces derniers temps, avait-il dit, son fantôme me poursuit partout. Ainsi hier... " La phrase était demeurée en suspens, Rozen ayant été interrompu. Mais le jour d'hier en question, autrement dit le soir du 4 avril, Rozen se trouvait avec les autres à la morgue chez Zakharov. Ne pouvait-il, m'étais-je dit, y avoir aperçu par hasard le gardien Pakhomenko et relevé dans sa physionomie des traits de ressemblance avec son ancien camarade ? Hélas, je n'ai pas réussi à mettre la main sur lui. En revanche, j'ai retrouvé une prostituée que vous aviez tenté de tuer il y a sept semaines, au moment de mardi gras. Elle se souvient bien de vous et pourrait vous reconnaître. Cette fois je pouvais procéder à votre arrestation, j'avais suffi-