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samment de preuves. Et c'est ainsi que j'aurais agi si vous n'étiez vous-même passé à l'attaque. J'ai alors compris qu'il n'était qu'un seul moyen de mettre hors d'état de nuire un individu tel que vous...

La menace que contenaient ces paroles parut échapper à Sotski. En tout cas il ne manifesta pas le moindre signe d'inquiétude, au contraire il sourit distraitement à quelqu'une de ses pensées.

- Ah oui, il y a eu encore la lettre adressée à Bou-ryline, se rappela Fandorine. Une démarche assez maladroite. En fait, cette lettre m'était destinée, n'est-ce pas ? Il fallait persuader les enquêteurs que Zakharov était vivant et se cachait. Vous vous êtes même efforcé de reproduire certains caractères particuliers de l'écriture de Zakharov, mais vous n'avez fait ainsi que me conforter dans la certitude que mon suspect n'était pas un simple gardien illettré, mais un homme cultivé, connaissant bien le médecin légiste ainsi que Bouryline. Votre appel téléphonique exploitant l'imperfection de la technique actuelle n'a pas réussi davantage à me tromper. J'ai moi-même eu l'occasion de recourir à ce subterfuge. Votre plan se laissait également deviner parfaitement. Vous agissez toujours en vous gouvernant sur la même monstrueuse logique : dès lors que quelqu'un éveille votre intérêt, vous tâchez de tuer les êtres qui lui sont le plus chers. C'est ainsi que vous avez procédé avec la sour de Tioulpanov. C'est ainsi que vous vouliez procéder avec la fille d'une prostituée qui, pour une raison ou une autre, avait attiré votre attention perverse. Vous mentionniez avec insistance mon serviteur japonais, vous désiriez à l'évidence qu'il m'accompagnât. Pourquoi ? Bien évidemment pour qu'Angelina Samsonovna se

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retrouvât seule à la maison. J'aime mieux ne pas penser au sort que vous lui réserviez. Autrement je ne pourrais pas me contenir et...

Fandorine s'interrompit pour se tourner brutalement vers Angelina :

- Quel est ton verdict ? Est-il coupable, oui ou non ?

Elle, pâle et tremblante, lui répondit d'une voix douce mais ferme :

- A lui à présent. Qu'il se justifie s'il le peut. Sotski restait silencieux, affichant toujours le

même sourire distrait. Une minute s'écoula, puis une autre, et alors que plus rien ne laissait attendre un plaidoyer en faveur de l'accusé, les lèvres de ce dernier s'entrouvrirent, libérant le flot d'un discours, mesuré, sonore, empli de dignité, comme si ce n'était pas ce travesti au visage de commère qui le prononçait, mais quelque puissance supérieure imbue de la conscience de son droit et de la justesse de sa cause.

- Je n'ai à me justifier de rien, ni devant personne. Et je n'ai qu'un seul juge : le Seigneur des Cieux qui connaît mes motifs et mes desseins. J'ai toujours vécu à part. Déjà, enfant, je savais que j'étais singulier, différent des autres. J'étais dévoré d'une irrépressible curiosité, je voulais tout comprendre de la stupéfiante architecture du monde créé par Dieu, tout éprouver, tout essayer. J'ai toujours aimé les êtres humains, et ils le sentaient, ils étaient attirés par moi. J'aurais pu faire un grand guérisseur, car la nature m'a octroyé le don de comprendre d'où viennent la douleur et la souffrance, et comprendre est synonyme de sauver, n'importe quel médecin vous le dira. Il n'était qu'une seule chose que je ne

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supportais pas : la laideur. Je voyais en elle une offense à l'ouvre de Dieu. Quant à la difformité, elle me rendait littéralement enragé. Un jour, au cours d'une crise de cette sorte, je n'ai pu m'arrêter à temps. Une atroce vieille putain, dont le seul aspect, à mes yeux d'alors, constituait un blasphème, est morte sous mes coups de canne. J'étais tombé dans un véritable état de fureur, non point emporté par je ne sais quelle volupté sadique, comme l'ont imaginé mes juges, mais sous l'effet de la colère, la sainte colère d'une âme tout imprégnée de beauté. Du point de vue de la société, il s'était produit un accident certes malheureux mais très ordinaire : la jeunesse dorée, à toutes les époques, en avait causé bien d'autres. Mais je n'appartenais pas au monde des chemises et des culottes de soie, et j'ai été condamné à un châtiment exemplaire, propre à intimider les autres. Moi, seul d'entre tous ! A présent je sais que c'était le Seigneur qui avait décidé de me tirer du lot, car je suis en vérité unique entre tous. Mais à vingt-quatre ans, pareille chose est difficile à comprendre. Je n'étais pas prêt. Pour un homme cultivé, doué d'une sensibilité délicate, les horreurs de l'univers pénitentiaire, ou plutôt non, cent fois pire que pénitentiaire, disciplinaire, échappent à toute description. J'y étais constamment en butte à des humiliations cruelles, personne dans la caserne n'était plus que moi victime de l'oppression et de l'arbitraire. On m'infligeait tortures et violences sexuelles, on me forçait à porter des vêtements de femme. Mais je sentais mûrir progressivement en moi une force, une puissance, qui avait toujours été présente en mon être, mais qui maintenant grandissait et aspirait au soleil tel un germe sortant de

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terre. Et un beau jour j'ai su que j'étais prêt. La peur m'avait quitté et plus jamais elle ne me reviendrait. Ce jour-là j'ai tué mon principal tortionnaire, je l'ai tué sous les yeux de tous : je me suis approché, je l'ai empoigné à deux mains par les oreilles et lui ai fracassé le crâne contre le mur, son crâne de forçat à moitié tondu1. J'ai été mis aux fers et maintenu durant sept mois au cachot. Mais je n'ai pas faibli, je ne me suis pas laissé gagner par la phtisie. Au contraire, chaque jour je devenais plus fort, plus assuré, mes yeux avaient appris désormais à percer les ténèbres. Tout le monde me craignait : les surveillants, la direction, les autres détenus. Même les rats avaient déserté ma cellule. Chaque jour je tendais mon esprit, sentant que quelque chose de très important frappait à la porte de mon âme sans parvenir à se faire ouvrir. Tout ce qui m'entourait était laid et repoussant. J'aimais la Beauté par-dessus tout, or le monde où je vivais n'en contenait plus une trace. Pour ne pas sombrer dans la folie, je me remémorais mes cours de l'université et avec un bout de bois traçais sur le sol de terre battue la structure de l'organisme humain. Là, tout était cohérent, harmonieux, sublime. Là était la Beauté, là était Dieu. Avec le temps, Dieu s'est mis à me parler, et j'ai compris que c'était lui qui m'accordait cette force mystérieuse. Je me suis évadé du pénitencier. Mon énergie et mon endurance étaient sans limites. Les chiens-loups spécialement entraînés pour la chasse à l'homme ne m'ont pas rattrapé, les

1. Dans la Russie tsariste, on tondait la moitié du crâne aux forçats, de manière qu'ils fussent plus facilement repérables en cas d'évasion.

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balles ne m'ont pas touché. J'ai nagé, d'abord le fleuve, puis l'estuaire, j'ai nagé durant des heures et des heures jusqu'à ce que des contrebandiers turcs me repêchent et me prennent à leur bord. J'ai mené une vie de vagabond à travers les Balkans et l'Europe. Je me suis retrouvé plusieurs fois en prison, mais il était toujours facile de s'en évader, beaucoup plus facile que de la forteresse de Kher-son. Pour finir j'ai trouvé un bon emploi. A Londres, aux abattoirs de Whitechapel. J'y travaillais au dépeçage. Voilà où mes connaissances chirurgicales m'ont été utiles ! J'étais très bien noté, je gagnais beaucoup, je mettais de l'argent de côté. Mais quelque chose à nouveau s'éveillait en moi au spectacle des caillettes, des foies, des boyaux lavés pour la fabrication des saucisses, des rognons et autre mou, le tout joliment étalé. Toute cette tripaille était ficelée en élégants paquets et livrée aux boucheries de la ville, afin d'y trôner en devanture de la plus appétissante manière. Pourquoi, pensais-je, l'homme s'abaisse-t-il autant ? Est-ce qu'une stupide panse de bouf juste bonne à remoudre du foin était plus digne de respect que notre propre appareil intérieur créé à la ressemblance de Dieu ? L'illumination m'est venue il y a un an, le 3 avril. Je revenais des abattoirs, après la relève de l'équipe du soir. Dans une ruelle déserte que n'éclairait pas même un réverbère, une ignoble mégère m'aborda pour me proposer de passer un moment avec elle sous un porche. Comme je refusais poliment, elle s'approcha tout près de moi et, me soufflant au visage son haleine infecte, se mit à m'agonir d'injures parfaitement scandaleuses. Quelle odieuse caricature de l'image divine ! me suis-je dit alors. A quoi sert-il