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que tout son organisme travaille jour et nuit, que son cour infatigable pompe sans relâche son sang précieux, que les myriades de cellules de son corps naissent, meurent et se renouvellent obstinément ? Et j'ai été pris du désir irrépressible de transformer la laideur en Beauté, de contempler l'essence véritable de cette créature si misérable d'aspect. J'avais mon couteau à dépecer pendu à la ceinture. Plus tard j'ai acheté un assortiment complet d'excellents scalpels, mais cette toute première fois, un simple couteau de boucher m'a amplement suffi. Le résultat a dépassé toutes mes espérances. La sorcière hideuse s'est trouvée métamorphosée ! Sous mes yeux, elle est devenue la Beauté même ! Et je suis resté figé en adoration devant un si manifeste témoignage du Miracle divin !

Ses yeux se noyèrent de larmes, il voulut poursuivre, mais il eut un geste de renoncement et il ne prononça plus un mot. Sa poitrine se soulevait à un rythme rapide, ses yeux exaltés étaient tournés vers le ciel.

- Tu en as entendu assez ? demanda Fandorine. Tu le reconnais coupable ?

- Oui, murmura Angelina, qui se signa. Il est le coupable de tous ces crimes.

- Tu vois toi-même qu'il ne peut continuer à vivre. Il porte en lui la mort et le malheur. Il faut le supprimer.

Angelina tressaillit :

- Non, Eraste Pétrovitch. Il est fou. Il faut le soigner. J'ignore si on y parviendra, mais il faut essayer.

- Non, il n'est pas fou, répliqua Eraste Pétrovitch d'un ton convaincu. Il est rusé et prudent, possède

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une volonté de fer et un esprit d'initiative à faire bien des jaloux. L'homme qui est devant toi n'est pas un fou, mais un monstre. Il en est qui naissent affligés d'une bosse ou d'un bec-de-lièvre. Mais il en est d'autres dont la difformité passe inaperçue à l'oil nu. Or pareille difformité est plus terrible que tout. Cet homme n'a que l'apparence d'un être humain, en réalité il lui en manque le principal élément distinctif. Cette corde invisible qui vibre et résonne dans l'âme du criminel le plus endurci. Même faible, même à peine audible, elle tinte, elle fait entendre sa voix, et par elle l'homme sait dans le fond de son âme s'il a bien ou mal agi. Il le sait toujours, même si, de toute sa vie, il n'en a pas suivi une seule fois le conseil. Tu sais les crimes de Sotski, tu as entendu ses paroles, tu vois qui il est. Il ne soupçonne même pas l'existence de cette corde intime, ses actes obéissent à une tout autre voix. Dans l'ancien temps, on aurait dit que c'était un serviteur du diable. Je dirais, moi, plus simplement qu'il est inhumain. Il ne montre aucun repentir. Les moyens ordinaires sont impuissants à l'arrêter. Il n'ira pas à l'échafaud, et les murs d'un asile de fous ne sont pas faits pour le garder longtemps prisonnier. Tout recommencera de la même façon.

- Eraste Pétrovitch, vous avez bien dit vous-même tout à l'heure que les Anglais le réclameraient, s'écria Angelina d'une voix brisée, comme si elle se raccrochait à un dernier fétu de paille. Qu'ils le tuent, eux, mais pas toi, Eraste. Pas toi !

Fandorine secoua la tête :

- La procédure d'extradition est longue. Il s'évadera, de la prison, du convoi, du train, du bateau. Je ne peux pas prendre ce risque.

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- Tu n'as pas confiance en Dieu, dit-elle tristement, baissant le front. Dieu seul sait comment et quand mettre un terme à la méchanceté.

- Je ne sais rien de Dieu. Et je ne puis être un observateur passif. A mon avis, il n'est pas de plus grand péché. C'est tout, Angelina, c'est tout.

Eraste Pétrovitch s'adressa à Massa en japonais :

- Conduis-le dans la cour.

- Maître, vous n'avez encore jamais tué d'homme désarmé, répondit dans la même langue le serviteur visiblement troublé. Vous vous sentirez mal ensuite. Et la maîtresse sera fâchée. Je vais m'en charger moi-même.

- Cela ne changerait rien. Et le fait qu'il soit désarmé n'a aucune importance. Organiser un duel ne serait que mascarade. Je le tuerais avec la même facilité avec ou sans arme. Passons-nous plutôt de ces effets de théâtre à deux sous.

Au moment où Massa et Fandorine empoignèrent l'accusé par les bras pour l'entraîner dehors, Angelina laissa échapper un cri :

- Eraste, pour l'amour de moi, pour l'amour de nous !

Les épaules du conseiller de collège tressaillirent, mais il ne se retourna pas.

Le Décorateur en revanche regarda derrière lui et dit en souriant :

- Madame, vous êtes la Beauté même. Mais je vous assure qu'étendue sur la table, entourée des assiettes de porcelaine, vous eussiez été encore plus délicieuse.

Angelina eut beau fermer très fort les paupières et coller les mains sur ses oreilles, elle entendit malgré tout le coup de feu dans la cour : sec, bref, presque

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indiscernable au milieu du vacarme des pétards et des fusées qui s'élançaient dans le ciel étoile.

Eraste Pétrovitch revint seul. Il s'arrêta à la porte, essuya son front couvert de sueur, puis dit, claquant des dents :

- Sais-tu ce qu'il a murmuré ? " Seigneur, quel bonheur ! "

Ils demeurèrent ainsi longtemps : Angelina assise, les yeux clos, des larmes coulant entre ses cils, et Fandorine debout, hésitant à s'approcher.

Enfin elle se leva. Elle marcha jusqu'à lui, le serra dans ses bras, l'embrassa plusieurs fois avec fougue, sur le front, les yeux, les lèvres.

- Je m'en vais, Eraste Pétrovitch. Ne m'en veuillez pas.

- Angelina... (Le visage du conseiller de collège, de blême qu'il était, avait viré au gris.) Est-il possible qu'à cause de ce vampire, de ce dégénéré... ?

- Je ne fais que vous gêner, vous détourner de votre voie, coupa-t-elle sans vouloir l'écouter. Les sours m'invitent depuis longtemps à les rejoindre, au monastère Saint-Boris-et-Saint-Gleb. Il aurait dû en être ainsi depuis le début, depuis que papa est mort. Mais j'ai été faible avec vous, j'ai souhaité m'abandonner à la fête. Or voilà, la fête est finie. Les fêtes ne seraient pas des fêtes si elles duraient longtemps. Je continuerai à veiller sur vous de loin. Et je prierai Dieu pour vous. Agissez comme vous le dicte votre cour, et s'il venait à se tromper, ne craignez rien, mes prières vous rachèteront toujours.

- Tu ne peux pas aller t-t'enfermer au c-couvent ! s'exclama Fandorine dans un débit confus et précipité. Tu n'es p-pas comme elles, tu es pleine de vie,