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des lignes, tantôt faisait entendre le froissement des pages qu'il tournait.

- Cela étant, voilà effectivement une de ces absurdités dont vous parlez, grommela-t-il. Qu'est-ce qu'ils ont tous, ils sont devenus fous ? Voici deux rapports : l'un qui émane du troisième secteur de l'arrondissement de Miasnitskaïa, page huit ; l'autre du premier secteur de l'arrondissement de Rogojskaïa, page neuf. Ecoutez ça : A 12 h 35, rue Podkolokolni, près de l'immeuble de la Compagnie moscovite d'assurance contre l'incendie, l'inspecteur de police du quartier a été appelé à la demande d'une propriétaire terrienne de la région de Kalouga, Avdotia Filippovna Spitsina (elle réside temporairement à /ïîôtel du Boyard). Madame Spitsina a déclaré que, près de l'entrée d'une librairie, sous ses yeux, un homme bien habillé d'environ vingt-cinq ans avait tenté de mettre fin à ses jours - il a porté un pistolet à sa tempe, mais le coup n'est pas parti et le suicidé manqué s'est éclipsé. Madame Spitsina a demandé à la police de retrouver le jeune homme et de le remette aux, autorités ecclésiastiques, afin que l'Eglise lui inflige une pénitence pour le pardon de son âme. Aucune recherche n'a été entreprise faute de délit consommé.

- Vous voyez, qu'est-ce que je vous disais ! triompha Eraste Pétrovitch avec le sentiment de la vengeance satisfaite.

- Un instant, jeune homme, ce n'est pas tout, l'arrêta le commissaire. Ecoutez la suite. Page neuf. Le, sergent de ville Sémionov (de Rogojskaïa) rapporte que, vers onze heures, il a été appelé par le bourgeois Nikolaï Koukine, commis de l'épicerie " Brykine et fils ", située face au pont Maly laouzski. Koukine a déclaré que, quelques minutes avant, un étudiant était

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monté sur une des bornes en pierre du pont, avec l'intention manifeste de se tirer une balle dans la tête. Koukine a entendu un petit bruit métallique, mais il n'y a pas eu de coup de feu. Après le déclic, l'étudiant a sauté sur la chaussée et a filé en direction de la rue laouzs-kaïa. Aucun autre témoin n'a été découvert. Koukine réclame l'installation d'un poste de police sur le pont, car l'année passée une jeune fille de mours légères s'est noyée au même endroit, ce qui s'est révélé préjudiciable à son commerce.

- Je ne comprends rien, dit Fandorine, qui en restait pantois. Qu'est-ce que c'est que ce rituel ? Ne serait-ce pas une société secrète de suicidés ?

- Quelle société voulez-vous que ce soit ? prononça lentement Ksavéri Féofilaktovitch, puis, s'animant progressivement, il se mit à parler de plus en plus vite : II ne s'agit pas de société, mon cher monsieur, tout cela est infiniment plus simple. Si initialement cela ne m'était pas venu à l'esprit, maintenant je comprends ces histoires de revolver. Dans les différents cas, c'est notre Kokorine qui fait des siennes. Venez un peu voir ici.

Il se leva et s'approcha promptement de la carte de Moscou qui pendait au mur, à côté de la porte.

- Voici le pont Maly laouzski. De là, il a emprunté la rue laouzskaïa, il a baguenaudé environ une heure pour se retrouver à Podkolokolni, à proximité de la compagnie d'assurances. Après avoir flanqué la frousse à madame Spitsina, il s'est éloigné en direction du Kremlin. A trois heures et quelques il est arrivé au jardin Alexandre, où son voyage s'arrête de la manière que nous savons.

- Mais pour quelle raison ? Et qu'est-ce que tout cela signifie ? demanda Eraste Pétrovitch tout en scrutant la carte.

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- Ce que cela signifie, ce n'est pas à moi d'en juger. Mais comment les choses se sont passées, je le devine. Notre étudiant huppé, digne représentant de la jeunesse dorée, décide de faire ses adieux à tous. Mais, avant de mourir, il veut se donner des frissons. J'ai lu quelque part qu'on appelait cela la " roulette américaine ". On a inventé ce jeu en Amérique, dans les mines d'or. On met une balle dans son revolver, on tourne et pan ! Si on a de la chance, on fait sauter la banque, si on n'en a pas, adieu la compagnie ! Et notre étudiant part tenter le sort dans un périple à travers Moscou. Il est tout à fait possible qu'il n'ait pas tiré trois fois mais plus. Seulement, les témoins n'appellent pas tous la police. Cette riche propriétaire soucieuse de sauver les âmes, de même que Koukine, mû par ses intérêts privés, ont fait preuve de vigilance, mais combien Kokorine a-t-il réellement fait de tentatives, Dieu seul le sait. Il est aussi possible qu'il se soit lancé un défi : je joue tant de fois avec la mort, et basta. Si j'en réchappe, c'est que mon jour n'était pas arrivé. Mais j'entre là dans le domaine des élucubrations. Quoi qu'il en soit, il n'y a eu aucune malchance fatale au jardin Alexandre, seulement un étudiant qui, aux environs de trois heures, avait épuisé toutes ses chances.

- Ksavéri Féofilaktovitch, vous possédez un réel talent d'analyste, s'extasia sincèrement Fandorine. Maintenant je vois l'enchaînement des événements comme si j'y étais.

Même venant d'un freluquet, le compliment, mérité, fit plaisir à Grouchine.

- Eh oui, eh oui. Même auprès des vieux imbéciles on peut apprendre des choses, prononça-t-il d'un ton docte. Si seulement vous aviez appris le travail

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d'enquêteur comme je l'ai fait moi-même, non pas à notre époque sophistiquée mais sous l'empereur Nicolas Pavlovitch... En ce temps-là, on ne se demandait pas si telle affaire était ou non du ressort de la police judiciaire, et d'ailleurs notre direction n'existait pas encore à Moscou. Un jour on recherchait des assassins, le lendemain on se postait dans un marché à houspiller les gens et le jour suivant on faisait la tournée des tavernes pour débusquer les sans-passeport. Mais avec ça on acquérait le sens de l'observation, la connaissance des gens, et en plus on se constituait une solide carapace, sans laquelle le travail de policier est impossible, ajouta-t-il allusivement.

Alors qu'il terminait sa phrase, le commissaire remarqua soudain que le secrétaire ne l'écoutait que d'une oreille. Il s'était rembruni, tourmenté par une pensée de toute évidence délicate.

- Bon, qu'est-ce qui vous chagrine encore ? Allez, dites-moi.

- Eh bien voilà, il y a quelque chose qui m'échappe... commença Fandorine en remuant nerveusement ses beaux sourcils en forme de demi-lune. Ce Koukine dit que l'homme qui se trouvait sur le pont était un étudiant...

- Un étudiant, en effet, et alors ?

- Mais comment Koukine pouvait-il savoir que Kokorine était étudiant ? Il était en redingote et chapeau, et au jardin Alexandre aucun des témoins ne l'a pris pour un étudiant... Dans les procès-verbaux, c'est soit " le jeune homme " soit " ce monsieur ". C'est une énigme, non ?

- Vous n'avez que cela dans la tête, des énigmes, répliqua Grouchine en balayant la remarque d'un

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geste de la main. Votre Koukine est un idiot, ne cherchez pas plus loin. Il voit un jeune monsieur en costume de ville, et il se figure que c'est un étudiant. Mais il se peut aussi que l'épicier ait l'oil exercé - il est vrai que du matin au soir il a affaire à la clientèle.

- Des clients comme Kokorine, Koukine n'en a jamais vu dans son échoppe, objecta Eraste Pétro-vitch avec raison.

- Et qu'en déduisez-vous ?

- Qu'il ne serait pas mal d'interroger un peu mieux la propriétaire Spitsina et l'épicier Koukine. Bien sûr, ce n'est pas à quelqu'un comme vous, Ksa-véri Féofilaktovitch, de se charger de tâches aussi insignifiantes, mais, si vous y consentiez, je pourrais...

Eraste esquissa même le geste de se lever de sa chaise tant il avait envie que Grouchine lui donne son accord.

Ksavéri Féofilaktovitch s'apprêtait à faire montre de sévérité, mais il se ravisa. Que le garçon aille flairer le travail de terrain, qu'il apprenne à discuter avec les témoins. Après tout, on pourrait peut-être tirer quelque chose de lui.