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- Quel genre de petits verres ? Des lunettes ou un pince-nez ?

- Vous savez... avec un cordon.

- Un pince-nez, donc, dit Fandorine en faisant courir son crayon. D'autres signes particuliers ?

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- Il était très voûté. C'est à peine si le sommet de sa tête dépassait ses épaules... Bref, un étudiant comme tous les étudiants, je vous dis...

Koukine regardait le " petit fonctionnaire " d'un air perplexe, tandis que ce dernier observait une longue pause, clignant des yeux, remuant les lèvres, feuilletant son calepin. De toute évidence, l'homme avait quelque chose en tête.

Uniforme, boutonneux, pince-nez, fortement voûté, inscrivit-il dans son bloc-notes. Bon, légèrement boutonneux, c'est un détail insignifiant. Quant au pince-nez, il n'en est fait aucune mention dans la description des effets personnels de Kokorine. L'aurait-il laissé tomber quelque part ? Possible. Les témoins du jardin Alexandre ne signalent aucun pince-nez, mais on ne les a pas particulièrement interrogés sur l'apparence extérieure du suicidé - pour quelle raison ? Voûté ? Hum. Dans La Gazette de Moscou, si je me souviens bien, il est décrit comme un " beau gaillard ", mais le reporter n'assistait pas aux événements, il n'a pas vu Kokorine, et a très bien pu inventer le " beau gaillard " pour améliorer son effet. Reste l'uniforme d'étudiant -ce point est en revanche irréfutable. Si c'est bien Kokorine qui se trouvait sur le pont, il en découle qu'entre onze heures et midi et demi il a changé de vêtements pour une raison quelconque. Mais où ? Voilà ce qu'il serait intéressant de savoir. De la laouza à la rue Osto-jenka, puis, de là, jusqu'à la Compagnie moscovite d'assurance contre l'incendie, cela fait une jolie trotte ; impossible de s'en sortir en une heure et demie.

A ce point de sa réflexion, Fandorine dut admettre, au prix d'une violente crampe d'estomac, qu'il n'avait qu'une solution : attraper l'épicier au collet, le conduire au commissariat de la rue Mokhovaïa, où le

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corps du suicidé se trouvait à la morgue, enveloppé dans la glace, et procéder à l'identification. Eraste Pétrovitch se figura le crâne défoncé avec une croûte de sang et de cervelle séchée, et, par une association d'idées bien naturelle, il se remémora Kroupnova, la femme de marchand qui avait été égorgée et qui continuait de hanter ses cauchemars. Non, il n'avait vraiment aucune envie d'aller à la " glacière ". Cela étant, entre l'étudiant du pont Maly laouzki et le suicidé du jardin Alexandre, il existait un lien qu'il fallait absolument découvrir. Qui était en mesure de dire si Kokorine avait des boutons sur le visage, s'il était voûté et portait un pince-nez ?

En premier lieu, la propriétaire Spitsina, mais à l'heure qu'il était, elle devait être aux abords de la région de Kalouga. En second lieu, le valet de chambre du défunt, comment diable s'appelait-il ? Peu importait, de toute façon le juge d'instruction l'avait chassé de l'appartement et l'on pouvait toujours courir pour remettre la main dessus. Demeuraient les témoins du jardin Alexandre et avant tout les deux dames avec qui Kokorine avait discuté dans les instants qui avaient précédé sa mort. Sans doute l'avaient-elles examiné sous toutes les coutures. Dans le bloc-notes était inscrit : " Fille de conseil, priv. act. Elis. Alexandr-na von Evert-Kolokoltseva, 17 ans - demoiselle Emma Gottli-bovna Pful, 48 ans - Malaïa Nikitskaïa, hôt. part. "

Impossible pour le coup de faire l'économie d'une voiture.

La journée paraissait ne pas vouloir finir. Ne se lassant pas d'illuminer la ville aux coupoles dorées,

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le vigoureux soleil de mai descendait comme à contrecour au-dessus des toits quand, moins riche de deux pièces de vingt kopecks, Fandorine descendit du fiacre, devant un élégant hôtel particulier à colonnes doriques, façade sculptée et perron de marbre. Remarquant l'hésitation de son client, le cocher lança :

- C'est bien la maison du général, n'ayez aucun doute. Ce n'est pas la première année que je fais le cocher à Moscou.

Et si on ne me laissait pas entrer ? se dit Fandorine avec un pincement au cour à l'idée d'un possible affront. Il saisit le marteau de cuivre étincelant et frappa deux fois. La porte massive, ornée de deux têtes de lion en bronze, s'ouvrit immédiatement sur un suisse en riche livrée à galons dorés.

- C'est pour monsieur le baron ? Vous venez de son bureau ? demanda-t-il en employé zélé. Dois-je vous annoncer ou seulement transmettre un billet ? Mais entrez donc.

Le spacieux vestibule généreusement éclairé à la fois par un lustre et par des lampes à gaz acheva d'intimider le visiteur.

- En fait, je désirais voir Elisabeth Alexandrovna, expliqua-t-il. Eraste Pétrovitch Fandorine, de la police judiciaire. Pour affaire urgente.

- De la police judiciaire ? répéta le suisse avec une grimace méprisante. Ne serait-ce pas à propos des événements d'hier ? Dans ce cas, n'y songez pas. Mademoiselle a sangloté durant presque tout l'après-midi et a fort mal dormi cette nuit. Non seulement je ne vous laisserai pas la voir, mais je refuse même de lui faire part de votre présence. Hier, Son Excellence a déjà menacé vos collègues du poste de police de

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leur arracher la tête pour avoir tourmenté Elisabeth Alexandrovna avec leurs interrogatoires. Dehors, je vous prie, dehors.

Et, de sa bedaine proéminente, le gredin se mit à pousser le visiteur vers la sortie.

- Et la demoiselle Pful ? s'écria Eraste Pétrovitch en désespoir de cause. Emma Gottlibovna, quarante-huit ans ? J'aimerais au moins m'entretenir avec elle. C'est une affaire d'Etat !

Le suisse fit claquer ses lèvres d'un air suffisant.

- Soit, dans ce cas je vous laisse entrer. Ici, sous l'escalier. Longez le corridor, troisième porte à droite. C'est là qu'habité madame la gouvernante.

A peine eut-il frappé à la porte qu'une grande femme osseuse lui ouvrit et, sans un mot, le fixa de ses yeux ronds, marron clair.

- Fandorine, de la police. Vous êtes bien madame Pful ? prononça Eraste Pétrovitch d'un ton hésitant, et, à tout hasard, il réitéra sa question en allemand : Polizeiamt. Sind sie Frdulein Pful ? Guten Abend.l

- Bonsoir, répondit sèchement la grande femme. Che suis Emma Pful, en effet. Entrez. Asseyez-fous là, sur cette chaise.

Fandorine prit place à l'endroit indiqué - une chaise viennoise au dossier incurvé, posée devant une table de travail sur laquelle étaient soigneusement disposés divers manuels et des piles de papier à écrire. La pièce était belle, claire, mais triste et comme dénuée de vie. Posés sur le rebord de la fenê-

1. Direction de la police. Vous êtes mademoiselle Pful? Bonsoir.

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le vigoureux soleil de mai descendait comme à contrecour au-dessus des toits quand, moins riche de deux pièces de vingt kopecks, Fandorine descendit du fiacre, devant un élégant hôtel particulier à colonnes doriques, façade sculptée et perron de marbre. Remarquant l'hésitation de son client, le cocher lança :

- C'est bien la maison du général, n'ayez aucun doute. Ce n'est pas la première année que je fais le cocher à Moscou.

Et si on ne me laissait pas entrer ? se dit Fandorine avec un pincement au cour à l'idée d'un possible affront. Il saisit le marteau de cuivre étincelant et frappa deux fois. La porte massive, ornée de deux têtes de lion en bronze, s'ouvrit immédiatement sur un suisse en riche livrée à galons dorés.

- C'est pour monsieur le baron ? Vous venez de son bureau ? demanda-t-il en employé zélé. Dois-je vous annoncer ou seulement transmettre un billet ? Mais entrez donc.

Le spacieux vestibule généreusement éclairé à la fois par un lustre et par des lampes à gaz acheva d'intimider le visiteur.

- En fait, je désirais voir Elisabeth Alexandrovna, expliqua-t-il. Eraste Pétrovitch Fandorine, de la police judiciaire. Pour affaire urgente.

- De la police judiciaire ? répéta le suisse avec une grimace méprisante. Ne serait-ce pas à propos des événements d'hier ? Dans ce cas, n'y songez pas. Mademoiselle a sangloté durant presque tout l'après-midi et a fort mal dormi cette nuit. Non seulement je ne vous laisserai pas la voir, mais je refuse même de lui faire part de votre présence. Hier, Son Excellence a déjà menacé vos collègues du poste de police de