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leur arracher la tête pour avoir tourmenté Elisabeth Alexandrovna avec leurs interrogatoires. Dehors, je vous prie, dehors.

Et, de sa bedaine proéminente, le gredin se mit à pousser le visiteur vers la sortie.

- Et la demoiselle Pful ? s'écria Eraste Pétrovitch en désespoir de cause. Emma Gottlibovna, quarante-huit ans ? J'aimerais au moins m'entretenir avec elle. C'est une affaire d'Etat !

Le suisse fit claquer ses lèvres d'un air suffisant.

- Soit, dans ce cas je vous laisse entrer. Ici, sous l'escalier. Longez le corridor, troisième porte à droite. C'est là qu'habité madame la gouvernante.

A peine eut-il frappé à la porte qu'une grande femme osseuse lui ouvrit et, sans un mot, le fixa de ses yeux ronds, marron clair.

- Fandorine, de la police. Vous êtes bien madame Pful ? prononça Eraste Pétrovitch d'un ton hésitant, et, à tout hasard, il réitéra sa question en allemand : Polizeiamt. Sind sic Fràulein Pful ? Guten Abend. '

- Bonsoir, répondit sèchement la grande femme. Che suis Emma Pful, en effet. Entrez. Asseyez-fous là, sur cette chaise.

Fandorine prit place à l'endroit indiqué - une chaise viennoise au dossier incurvé, posée devant une table de travail sur laquelle étaient soigneusement disposés divers manuels et des piles de papier à écrire. La pièce était belle, claire, mais triste et comme dénuée de vie. Posés sur le rebord de la fenê-

1. Direction de la police. Vous êtes mademoiselle Pful ? Bonsoir.

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tre, trois pots de somptueux géraniums en constituaient l'unique tache de couleur.

- Fous fénez à cause de ce stupide cheune homme, qui s'est suicidé ? demanda la demoiselle Pful. Ch'ai déchà répondu hier à toutes les questions du monsieur de la polize, mais si fous désirez m'in-terrocher de nouveau, che fous en prie. Che comprends très bien que le travail de la polize est une chose très importante. Mon oncle Gunter était lui-même Oberwachtmeister dans la polize de Zaxe.

- Je suis registrateur de collège, précisa Eraste Pétrovitch, ne voulant pas qu'on sous-estime son grade. Fonctionnaire de quatorzième classe.

- Mais che sais reconnaître les rangs, acquiesça l'Allemande en montrant du doigt la boutonnière de son uniforme. Alors, monsieur le réchistrateur de collèche, che fous écoute.

Au même moment, sans que l'on eût frappé, la porte s'ouvrit et une demoiselle aux cheveux blonds et au charmant visage enflammé entra en coup de vent.

- Fràulein Pful ! Morgen fahren wir nach Kuntse-vo ' ! Parole d'honneur ! Papa a donné sa permission ! lança-t-elle depuis le seuil de la porte.

Mais, voyant un étranger, elle se figea et se tut, ce qui n'empêcha pas ses yeux gris de fixer le jeune fonctionnaire avec la plus vive curiosité.

- Les baronnes bien élefées ne courent pas mais marchent, lui dit sa gouvernante avec une sévérité feinte. Surtout à dix-sept ans passés. Si fous marchiez au lieu de courir, fous auriez le temps de noter

1. Mademoiselle Pful ! Demain nous partons à Kuntsevo !

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la présence d'un inconnu et de le saluer comme il confient.

- Bonjour, monsieur, murmura la merveilleuse apparition.

Fandorine bondit sur ses jambes et s'inclina, en proie à un sentiment de profond malaise. La jeune fille lui plaisait terriblement, et le pauvre petit secrétaire était effrayé à l'idée de tomber amoureux d'elle au premier regard, chose qu'il convenait surtout de ne pas faire. Même autrefois, au temps de la prospérité paternelle, une semblable princesse lui eût été inaccessible. A plus forte raison maintenant.

- Bonjour, dit-il très sèchement, puis, fronçant les sourcils d'un air sévère, il ajouta mentalement : " Auriez-vous l'idée de me faire jouer un pitoyable rôle, du genre : II était conseiller titulaire, elle, fille de haut fonctionnaire... ? Non, madame, n'y comptez pas. J'en ai pour des années et des années à servir avant d'atteindre ne serait-ce que ce rang-là. " Registrateur de collège Eraste Pétrovitch Fandorine, Direction de la police judiciaire, se présenta-t-il sur un ton officiel. Je procède à un supplément d'enquête concernant le triste événement qui a eu lieu hier au jardin Alexandre. Il s'est révélé nécessaire de vous poser encore quelques questions. Mais si cela vous est désagréable - j'imagine parfaitement combien vous avez été affectée - je me contenterai de discuter avec la seule madame Pful.

- Oui, cela a été affreux. (Déjà immenses, les yeux de la jeune fille s'agrandirent encore.) Il est vrai, j'ai fermé les yeux et je n'ai presque rien vu, et ensuite j'ai perdu connaissance... Mais cela m'intéresse tant ! Fràulein Pful, est-ce que je peux rester ? Oh, s'il vous

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plaît ! D'ailleurs, après tout, je suis un témoin tout autant que vous !

- Pour ma part, dans l'intérêt de l'enquête, je préférerais aussi que madame la baronne soit présente, dit hypocritement Fandorine.

- L'ordre, c'est l'ordre, acquiesça Emma Gottli-bovna. Lizchen, che fous le répète sans cesse : Ordnung muss sein '. Il faut obéir à la loi. Vous pouvez rester.

Lisanka (car c'était ainsi que, sur le point de succomber définitivement, Fandorine appelait déjà secrètement Elisabeth Alexandrovna) se laissa tomber sur le divan de cuir, regardant notre héros avec la plus grande attention.

Celui-ci se ressaisit et, se tournant vers Fràulein Pful, il demanda :

- Veuillez, s'il vous plaît, me décrire ce monsieur.

- Le monsieur qui s'est tiré dessus ? précisa-t-elle. Na ja2. Yeux marron, cheveux marron, assez grand, ni moustache ni barbe, pas de faforis non plus, visage très cheune, mais pas très beau. Maintenant, les fête-ments...

- Les vêtements après, l'interrompit Eraste Pétro-vitch. Vous dites que son visage n'était pas beau. Pourquoi ? A cause de boutons ?

- Pickeln, traduisit Lisanka en rougissant.

- A ja, des boutons, se plut à répéter la gouvernante avant de comprendre le sens réel du mot. Non, ce monsieur n'avait pas de boutons. Il avait une belle peau saine. Mais son visage n'était pas très bien.

- Dans quel sens, pas très bien ?

1. L'ordre doit être respecté.

2. Eh bien, voilà.

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- Méchant. Il regardait comme si ce n'était pas lui qu'il foulait tuer mais quelqu'un d'autre. Oh, quel cauchemar ! s'emporta Emma Gottlibovna au souvenir de la scène. Le printemps, un temps ensoleillé, des dames et des messieurs qui se promènent, un merveilleux derrière ' tout en fleurs !

A ces derniers mots, le rouge monta aux joues d'Eraste Pétrovitch. Il regarda Lisanka à la dérobée, mais celle-ci, visiblement habituée depuis longtemps à la façon très particulière de s'exprimer de sa duègne, ne s'était pas départie de son regard confiant et lumineux.

- Et avait-il un pince-nez ? Peut-être pas sur le nez, mais pointant de sa poche ? Fixé à un ruban de soie ? demanda Fandorine, enchaînant les questions. Et n'avez-vous pas eu l'impression qu'il se tenait voûté ? Et encore une chose. Je sais qu'il portait une redingote, mais n'y avait-il pas dans son aspect quelque chose qui aurait pu suggérer un étudiant - des pantalons d'uniforme par exemple ? Vous n'avez pas remarqué ?

- Che remarque touchours tout, répliqua fièrement l'Allemande. Il portait des pantalons à carreaux, confectionnés dans un coûteux tissu de laine. Il n'avait pas du tout de pince-nez. Et il n'était pas foûté non plus. Ce monsieur avait un beau maintien. (Elle réfléchit et demanda brusquement :) Foûté, pince-nez, étudiant ? Pour quelle raison avez-fous dit cela?

- Et pourquoi cette question ? demanda Eraste Pétrovitch, sur le qui-vive.

1. La gouvernante allemande prononce ici zad, " derrière ", à la place de sad, " jardin ". (N.d.T.)

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- Etranche. Là-bas il y avait un monsieur. Un étudiant foûté avec un pince-nez.