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De là, germa l’idée. En quoi un étranger, venant d’un pays lointain et sauvage, ne sachant pas un traître mot de notre langue, était-il moins bien qu’un sourd-muet ?

Massa se rendit à la compagnie, baragouina en japonais en faisant celui qui ne connaissait pas du tout le russe mais comprenait quand on lui parlait par gestes. Et il fut embauché sur-le-champ pour une rétribution de neuf roubles par mois, plus la livrée et la casquette de la compagnie, des bottes de cuir pour l’été, des bottes de feutre et deux paires de galoches pour l’hiver.

La mission confiée au Japonais par Fandorine était la suivante : observer attentivement Mossolov et, pour commencer, dire si cet homme était ou non capable de régler son compte à un concurrent. Pour ce genre de choses, Massa avait un śil qui ne le trompait pas.

A peine Eraste Pétrovitch, ayant enfin obtenu un samovar de sa logeuse, se fut-il assis pour grignoter son malheureux pain aux raisins tout sec que la porte de la chambre s’ouvrit à la volée et qu’entra son serviteur vêtu de sa livrée framboise et les bras chargés de boîtes, sachets et autres paquets.

Le pain aux raisins tout juste entamé alla rejoindre le tas de poussière, le thé fut humé avec dégoût et jeté, tandis que sur la table apparaissaient des galettes de riz, du gingembre mariné, de l’anguille fumée, des boulettes cuites à la vapeur et autres délices achetés par Massa dans un excellent magasin chinois.

Pendant que l’assesseur de collège mangeait avec appétit, le serviteur fit le ménage en deux temps trois mouvements. Il apporta même une note coquette en collant au mur quelques feuilles d’érable, une décoration en harmonie avec la saison.

Puis il promena son regard sur le papier peint grisâtre, le plafond qui s’écaillait, et soupira.

— Hélas, maître, impossible de faire mieux. Mais le fidèle vassal Yoshida Chûzemon, lorsqu’il se préparait à venger la mort de son suzerain, était obligé de vivre dans des conditions encore plus misérables. Et le fidèle vassal Ôishi Kuranosuke, quant à lui…

— Massa ! cria Eraste Pétrovitch en tapant sur la table, sachant que, s’il ne l’arrêtait pas à temps, son serviteur allait égrener l’histoire de chacun des quarante-sept fidèles vassaux, ses héros préférés. Dis-moi plutôt si tu as vu Mossolov.

— Mossorovu-dono, neee, commença Massa de sa voix traînante (la conversation se tenait en japonais). Pour ce qui est de le voir, je l’ai vu, tel que je vous vois maintenant. Mais je me garderai d’affirmer quoi que ce soit avec certitude. Pénétrer le hara d’un tel homme n’est pas simple. Je ne l’imagine pas accomplissant un crime pour une raison futile ou sous le coup de l’émotion. Mais, au nom des affaires, je le crois capable de tout.

— Eh bien, voilà qui est très important, acquiesça l’assesseur de collège, pensif. Passons à ta deuxième tâche. Bravo d’avoir trouvé aussi vite le moyen de venir chez nous.

— Ça n’a pas été compliqué. On avait donné le pli à un autre commissionnaire, mais je lui ai purement et simplement pris l’enveloppe des mains et, pour qu’il ne pleure pas, je lui ai donné un bonbon. Il est à moitié idiot. Chez nous, au service des courriers, tous sont soit sourds-muets, soit attardés. Ça meugle, ça grogne, ça se récure le nez. Je suis le seul qui soit normal.

— Tu as bien observé mes collègues ?

Le serviteur dit d’un ton désolé :

— Tous les cheveux rouges ont la même tête, c’est difficile de se les rappeler. Mais j’ai essayé. (Il commença à compter sur ses doigts.) Un vieil homme qui ressemble à une prune au sirop. Un jeune homme avec un sourire de kitsuné. Un homme maigre avec une bouche tordue. Un homme à l’air rusé avec de longues moustaches grises. Une jolie femme aux joues rebondies.

— Parfait. Ta tâche consiste à ouvrir l’śil pour le cas où l’un d’entre eux se pointerait à la Société des Vapeurs. Si c’est le cas, tu m’en informes immédiatement. C’est qu’il est un espion et, par conséquent, l’empoisonneur.

Sur ces mots, Massa s’en alla, et Fandorine resta longuement à se tourner et se retourner sur son maigre matelas. A peine commençait-il enfin à s’endormir que quelque chose le piqua à la jambe.

Il se mit sur son séant et rejeta la couverture.

Il vit une punaise et entra dans une telle fureur contre le pauvre insecte qu’il ne l’écrasa même pas. Pourquoi offrir la mort à cette tourmenteuse suceuse de sang ? Pourquoi améliorer le karma d’une punaise, afin que, dans sa prochaine vie, elle renaisse à un niveau supérieur du samsara ? Ça non, elle pouvait toujours attendre.

Un peu de salive sur un mouchoir

Faire mine de travailler quand quelqu’un est en train de faire votre portrait n’est pas simple. Au début, Eraste Pétrovitch entreprit de multiplier des nombres de trois chiffres, ce qui donnait à son visage une expression concentrée, mais, bientôt lassé de cette occupation, il se mit tout simplement à regarder dessiner Mavra Serdiouk.

Le spectacle était des plus plaisants. La jeune fille portait par-dessus sa robe une longue blouse tachée de peinture et de fusain, elle avait natté ses cheveux frisés en une tresse épaisse, mais cet accoutrement ne lui nuisait en rien. Sa main, petite et sûre, travaillait rapidement au crayon à mine, sa joue fut bientôt barbouillée de noir, mais le plus touchant était de la voir renifler désespérément sans même s’en rendre compte tant elle était absorbée. Fandorine essayait de toutes ses forces de garder son sérieux, mais, apparemment, sans grand succès.

— Vous faites seulement semblant d’être triste, dit l’artiste sur un ton désapprobateur. Mais dans vos yeux sautillent de petits lutins malicieux. Comment les représenter, voilà toute la question.

Le malheureux Landrinov souffrait mille morts. Depuis le matin, la machine à écrire martelait deux fois plus fort et plus vite que la veille, et les feuilles de papier étaient arrachées du chariot verni avec un craquement à fendre l’âme. Les regards que le remingtoniste dardait sur Eraste Pétrovitch auraient fait frémir l’homme le moins impressionnable.

Ce jour-là, le directeur et son valet de chambre arrivèrent tard, juste avant midi. Personne ne se leva, personne ne se salua. Fandorine avait déjà appris que, chez Von Mack et Fils, il n’était pas de mise d’interrompre le travail au nom des convenances.

Le baron s’apprêta à passer directement dans son bureau, mais, incapable de résister à la curiosité, il s’attarda près de la table de son « secrétaire ». Il regarda la portraitiste du coin de l’śil, mais s’abstint de commentaire. Mavra pour sa part baissa la tête et rougit de manière adorable. Comme quoi elle savait faire la coquette.

— Monsieur… Pomérantsev, hésita Serge Léonardovitch, ne se rappelant pas immédiatement le nom de famille du stagiaire. Combien vous faudra-t-il encore de temps pour vous mettre au courant des affaires ?

— Je m’y efforce, répondit Fandorine, faussement timide, en se soulevant légèrement.

— Venez me voir après le déjeuner, lâcha le directeur d’un ton lugubre avant d’entrer dans son bureau.

Fiodot Fiodotovitch débarrassa son maître de son manteau, prit sa place habituelle et ouvrit son journal.