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Vint l’interruption de midi.

Louka Lvovitch, que le portrait avait privé d’un repas préparé à la maison, sortit déjeuner dans le troquet du coin. Tassenka alla quémander du thé auprès de Moussia. Landrinov se fit appeler par le baron. Fiodot Fiodotovitch s’endormit : seules ses moustaches frémissaient.

C’était la première fois que Mavra et Eraste Pétrovitch se retrouvaient plus ou moins en tête à tête.

La demoiselle s’approcha à la hâte de l’« étudiant », le frôlant avec sa palette (depuis déjà une heure, elle avait commencé à peindre), et chuchota en jubilant :

— Je vais quand même à Paris ! Seulement, chut ! Papa n’est pas au courant pour l’instant.

De toutes les questions qui surgirent dans son esprit à l’annonce de cette nouvelle, l’assesseur de collège choisit d’abord la moins risquée.

— Vous allez étudier la peinture ? J’en suis heureux pour vous.

— A Paris, je me couperai les cheveux. Très courts. Comme vous, dit la jeune fille avec fièvre et la respiration précipitée. Je porterai un chapeau d’homme et des pantalons, je fumerai le cigare et franciserai mon nom. J’ai déjà trouvé comment : Maurice Sieurduc. Vous savez ce que veut dire Sieurduc ?

— Oui, acquiesça Eraste Pétrovitch avec le plus grand sérieux. Cela signifie « monsieur le duc ».

— Et alors ? C’est tout de même autre chose que Mavra Serdiouk.

— Mais où prendrez-vous l’argent ? demanda l’assesseur, passant à l’essentiel.

Elle eut un sourire énigmatique.

— Soit, je vais vous le dire.

Mais elle ne le dit pas, elle n’en eut pas le temps. Du cabinet directorial sortit Landrinov, et Mavra s’éloigna promptement. Puis les autres revinrent.

A son grand dam, Fandorine ne trouvait aucun moyen de continuer la conversation. Alors qu’il s’évertuait à dénicher un prétexte pour attirer la jeune fille dans l’escalier, les événements prirent un tour qui l’obligea à renoncer à son plan.

Vers deux heures et quart, la porte s’ouvrit brusquement, et dans le bureau entra le conseiller d’Etat actuel Vanioukhine, accompagné d’un sténographiste de la police en uniforme.

— Bonjour, messieurs, dit-il d’un ton joyeux en même temps que menaçant. Je viens de nouveau vous rendre visite. J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec chacun de vous en particulier, et maintenant j’aimerais discuter avec vous collectivement. J’ai une petite question à vous poser. Où allez-vous comme ça ?! cria Zossim Prokofiévitch au valet de chambre.

— Prévenir monsieur le baron que…

— Inutile. Après. En attendant, rassieds-toi !

Fiodot Fiodotovitch hésita un instant et s’assit.

— Et vous, l’homme « de la maison », fit le policier, s’adressant ensuite à Eraste Pétrovitch, je n’ai pas besoin de vous. Allez donc faire un tour dehors.

— Je n’ai pas pour habitude d’aller me promener quand j’ai du travail, rétorqua froidement l’assesseur de collège. Partir ? Certainement pas ! Et c’est quoi encore, cette « petite question » ?

Vanioukhine se tourna vers l’artiste peintre et jeta un coup d’śil à son tableau.

— Et vous aussi vous avez du travail ? s’enquit-il d’un ton caustique. C’est ressemblant, très ressemblant. Vous ne voudriez pas vous transporter ailleurs qu’ici avec votre modèle ?

— Non, je refuse, trancha Mavra. Vous n’êtes pas au poste de police, pour donner des ordres.

Comprenant qu’il avait affaire à forte partie, l’enquêteur détourna son attention de Fandorine et de la demoiselle. Il prit une chaise, la posa au milieu de la pièce. Il s’assit à califourchon, le menton appuyé contre le dossier, et intima au télégraphiste :

— Mot pour mot.

Lui-même saisit sur la table de Louka Lvovitch un pot à crayons de couleur (sans demander la permission, bien entendu), sortit son bloc-notes de sa poche et ajouta avec un sourire moqueur :

— Tiens, moi aussi, je vais dessiner.

Et effectivement, tout en interrogeant les uns et les autres, il dessina quelque chose, changeant de temps en temps de couleur.

La « petite question » consistait à savoir la chose suivante : qui, combien de fois et à quelle heure, avait quitté la pièce le 6 septembre au soir, avant que le thé empoisonné ne fût bu.

Très vite, la raison pour laquelle le policier avait souhaité un interrogatoire collectif devint claire. Dès que quelqu’un commençait à hésiter et à alléguer sa mauvaise mémoire, les autres lui venaient en aide :

— Enfin, bien sûr, cher Loukonka (Taïssi à Serdiouk), vous avez jugé bon de sortir avec ce monsieur du bureau des expéditions, un roux, comment s’appelle-t-il déjà ? C’était juste avant la rédaction du rapport sur la construction du pont de Térézine, il devait être dans les cinq heures quinze…

— Mais non, voyons, Léandre Ivanovitch (Serdiouk à Landrinov), vous avez terminé le papier de la machine à écrire non pas à cinq heures mais bien plus tard. J’étais en train de remplir mes tableaux, je m’en souviens parfaitement.

Une méthode efficace, à retenir, pensa Fandorine, qui prêtait une oreille attentive au lent processus d’élucidation. Il est stupéfiant de voir jusqu’à quel niveau de détail on peut reconstituer des événements vieux d’une semaine dès l’instant où l’on fait intervenir simultanément plusieurs témoins.

Mais plus que tout, c’est Vanioukhine lui-même qui impressionna l’assesseur de collège. Ayant écouté tout le monde, il montra ce qu’il avait « dessiné » : il en ressortait un parfait graphique chronologique, sur lequel, en différentes couleurs, étaient notées les entrées et les sorties de chacun.

Tous se pressèrent autour du policier pour examiner le schéma.

— Curieux, balbutia Zossim Prokofiévitch.

Eraste Pétrovitch s’approcha derrière lui, jeta un coup d’śil par-dessus son épaule et constata que la remarquable idée n’avait rien donné.

Si l’enquêteur comptait restreindre le nombre des suspects, c’était raté. Chacun des cinq, à un moment donné, éventuellement très court, était resté seul dans la pièce.

Mais alors, pourquoi Vanioukhine affichait-il un air aussi satisfait ?

— Splendide ! conclut-il, caressant son śuvre avec amour. Dans la pièce s’est toujours trouvée au moins une personne. Par conséquent, l’hypothèse d’un malfaiteur ayant pénétré de l’extérieur est totalement exclue. Quod erat demonstrandum2. Maintenant, une seconde petite question, de nouveau adressée à tout le monde : quelqu’un de la famille a-t-il rendu visite à feu Léonard von Mack ?

Voilà où il voulait en venir, comprit Eraste Pétrovitch, et il retourna à sa place, ce à quoi l’incitait Mavra par des gestes impatients : elle avait envie de continuer à travailler sur son portrait.

Aucun membre de la famille n’était passé, telle fut la réponse unanime, laquelle fit perdre au policier son calme et sa bonhomie.

— Comment ça ?! s’écria-t-il. Impossible ! Vous pouvez affirmer que son fils, Serge Léonardovitch, n’est pas passé le voir ?!

Tous se regardèrent en silence, comme s’interrogeant les uns les autres. Les deux secrétaires haussèrent les épaules, l’air de ne pas se souvenir, Fiodot Fiodotovitch secoua la tête négativement, Moussia se gratta la nuque.

Mais le remingtoniste dit soudain :

— Il est venu. Il est entré pour une minute puis est ressorti. C’était à la toute fin de la journée de travail. Tous les autres étaient à la cuisine : après avoir porté la théière dans le cabinet du directeur, Moussia les a servis. Evidemment, ils se sont tous précipités. Moi seul suis resté ici. Il me fallait prendre un flacon d’huile de graissage dans l’armoire.