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Il indiqua une armoire massive près de la fenêtre.

— Mais pourquoi diable ne l’avez-vous pas dit ?! fit Vanioukhine en bondissant sur ses jambes. Je vous ai pourtant bien demandé si un membre de la famille était ou non venu ?

Landrinov haussa les épaules.

— Serge Léonardovitch est avant tout un membre de la direction. J’étais derrière la porte ouverte de l’armoire, si bien qu’il n’a pas remarqué ma présence. Il est entré dans le cabinet et est aussitôt ressorti. Sans doute désirait-il discuter avec son père, mais il ne l’a pas trouvé. Monsieur le directeur se trouvait à ce moment-là au télégraphe, où il avait été appelé d’urgence.

Un sourire doucereux illumina le visage fripé du limier pétersbourgeois.

— Quod erat demonstrandum, répéta-t-il à mi-voix. Maintenant, tout est définitivement à sa place. Messieurs ! lança-t-il d’un ton différent, sévère. Vous avez tous été témoins de cet événement d’importance capitale. Aussi, dans le cas où l’idée viendrait à M. Landrinov de modifier sa déclaration (pour de gros sous, que ne ferait-on pas ?), je vous appellerai tous à témoigner sous serment.

— Rien ne dit que ce n’est pas vous le corrompu, alors n’accusez pas les autres, cria le remingtoniste, tout pâle. Landrinov ne renoncera jamais à la vérité, même pour des millions !

Il se redressa et regarda Mavra avec une telle fierté que la jeune fille ficha son pinceau entre ses jolies dents blanches et fit mine d’applaudir le défenseur des grands principes. Le remingtoniste ne décela pas l’ironie contenue dans cette gesticulation ; il la prit pour argent comptant et rougit de bonheur, à tel point que Fandorine eut pitié du malheureux. Bientôt, il saurait pour Paris, et le coup serait terrible.

Brusquement, Zossim Prokofiévitch s’approcha de la table du « secrétaire », s’inclina et, avec une raillerie non dissimulée, murmura :

— Eh bien, l’homme « de la maison », courez faire votre rapport, dit-il avec un signe de tête en direction de la porte du cabinet directorial. Je crois que votre patron est dans de foutus draps. Je ne vais pas l’ennuyer aujourd’hui, car il y a encore certaines formalités, mais, pour demain, qu’il s’attende à une joyeuse visite. Excellente nuit à lui. Et transmettez-lui bien : Son Excellence lui souhaite de faire de merveilleux rêves. Et dites-lui encore ceci (le policier s’approcha tout près) : qu’il n’aille surtout pas inventer un voyage imprévu. Il ne sortira pas d’ici, j’ai pris toutes les mesures.

— Monsieur, vous me gênez, dit Mavra en tirant sans façon Vanioukhine par la manche. Poussez-vous.

Quand, après un dernier regard menaçant à l’homme « de la maison », le policier s’éloigna, la jeune fille s’exclama :

— Enfin ! En sa présence, votre visage a pris une tout autre expression ! Chassez ces plis. Comme ça, montra-t-elle en lissant le front d’Eraste Pétrovitch, puis le coin de sa bouche. Oh ! Je vous ai mis de la peinture.

Et avec une délicieuse spontanéité, elle cracha un peu de salive sur son mouchoir et essuya la joue du fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Mavra, cela lui est peut-être désagréable ! prononça Louka Lvovitch sur un ton de reproche.

Tassenka ricana, et Landrinov grinça si bruyamment des dents qu’on l’entendit dans toute la pièce.

Repoussant doucement la main qui tenait le mouchoir, Fandorine déclara :

— C’est assez pour aujourd’hui. Et j’ai effectivement besoin de discuter avec monsieur le directeur.

— Je n’étais pas ici, je vous le jure ! s’écria Serge Léonardovitch sans même écouter jusqu’au bout. C’est faux !

Fandorine baissa les yeux et fixa le drap vert qui recouvrait la table.

— Monsieur le baron, avant de venir ici, je suis descendu au rez-de-chaussée et j’ai regardé dans le livre du concierge. Vous n’êtes pas sans savoir que, dans votre compagnie, sont consignées les heures d’arrivée et de départ de chaque collaborateur. Or voici ce qui est écrit noir sur blanc : le membre de la direction S. L. von Mack est arrivé à 7 heures 25 minutes et reparti à 7 heures 34 minutes. C’est exactement à cette heure-là que la cuisinière a servi le thé.

— Ah, oui, c’est vrai… fit le baron, gêné. J’avais deux mots à dire à mon père. Je m’apprêtais à monter dans son cabinet, mais je me suis arrêté en route, car je l’ai rencontré au télégraphe.

— Il s’y trouvait certainement quelqu’un d’autre, non ? Le télégraphiste, par exemple ? interrogea Eraste Pétrovitch, continuant de ne pas regarder le directeur.

— Sûrement. Oui, probablement… Je ne sais pas. Et par quoi a conclu Vanioukhine ? Qu’est-ce qu’il s’apprête à faire ?

Fandorine s’abstint de parler des « formalités » et de la « joyeuse visite » qui l’attendait, il n’en avait plus envie.

Toute cette histoire paraissait étrange. Quelque chose clochait.

— Je n-n’en ai aucune idée.

— Que va-t-il se passer demain ? demanda Serge Léonardovitch avec inquiétude.

— Demain, je vous dirai qui est l’assassin, répondit l’assesseur de collège, levant enfin le regard sur son interlocuteur.

Il fit un bref salut au directeur, blanc comme un linge, et sortit.

Je me suis trompé !

Quand il arriva chez lui, il faisait déjà nuit. D’une part, il n’était pas particulièrement pressé de retrouver son misérable logis, d’autre part, il voulait partir le dernier afin d’observer le départ des autres.

Au premier tournant, à l’angle de la rue Kalantchevka, très animée, et de la rue Olkhovski, au contraire déserte et sombre, Fandorine découvrit qu’il était filé. Quelqu’un le suivait à pas de loup, courant d’une palissade à une autre pour s’y cacher. L’homme avait beau s’efforcer d’être invisible, comment tromper un adepte des shinobi japonais ?

Le plus probable était que ce fût un agent de Vanioukhine. Le policier avait certainement placé Serge Léonardovitch sous surveillance et peut-être avait-il décidé à tout hasard de garder à l’śil l’homme « de la maison ». Dans ce cas, c’était sans intérêt.

Toutefois, il ne fallait pas exclure une autre éventualité : le nouveau « secrétaire » intéressait pour une raison ou une autre l’empoisonneur, lequel voulait établir quel genre d’oiseau était l’étudiant Pomérantsev. Et cela, ce serait excellent.

Hélas, l’endroit était pourri, on n’y voyait goutte.

Eraste Pétrovitch tourna à dessein dans une rue mieux éclairée. Certes, ce n’était pas non plus les Champs-Elysées, mais, au moins, des becs de gaz dessinaient de loin en loin des taches de lumière bleuâtre.

Le plan de l’assesseur de collège était on ne peut plus simple : ne pas montrer qu’il avait repéré la filature et encore moins essayer d’arrêter l’espion, mais simplement arriver à le voir. Pour cela, dès qu’il serait dans l’obscurité après avoir dépassé l’endroit éclairé, il n’aurait qu’à se retourner et à attendre que l’individu se retrouve à son tour sous le bec de gaz. Fandorine était certain de reconnaître n’importe lequel des suspects d’après sa silhouette. Et s’il ne reconnaissait personne, cela voudrait dire que c’était un policier qui le filait, et alors, très bien, qu’il continue tranquillement son travail.

Au premier réverbère, Eraste Pétrovitch s’arrêta pour allumer un cigare. Cela pour preuve de son calme absolu.

Les pas se rapprochèrent. Du fait que l’individu avançait à pas de loup, sur la pointe des pieds, Fandorine n’arrivait à déterminer au bruit ni son sexe ni son gabarit.

L’individu s’arrêta. Attendit.

Et là, l’oreille fine de Fandorine perçut un bruit tout à fait inattendu : le claquement sec du chien qu’on relève.