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Faute de cette habitude qu’il avait acquise, au moment du danger, d’agir d’abord et de réfléchir ensuite, l’assesseur de collège aurait perdu un temps précieux, et la balle lui aurait transpercé le dos. Mais, vif comme l’éclair, le fonctionnaire fit un bond de côté. Simultanément avec le fracas du coup de feu, un éclat de bois vola du lampadaire.

Aveuglé par la lueur, Eraste Pétrovitch ne distinguait pas grand-chose dans la nuit et, par ailleurs, il n’avait pas d’arme sur lui ; à aucun instant il n’avait imaginé que les événements prendraient un tour semblable. Se lancer dans un corps à corps avec un adversaire armé était trop risqué. Que l’autre épuise d’abord toutes ses balles.

Le fonctionnaire se mit à courir en essayant d’éviter les endroits éclairés et de zigzaguer de façon irrégulière. Le pire de tout était que l’homme invisible ne se pressait pas de vider son barillet. De toute évidence, l’homme était expérimenté et avait du sang-froid. Il voulait tirer à coup sûr, et prenait le temps d’ajuster sa ligne de mire sur la cible mouvante.

Fandorine plongea à terre et roula sur lui-même jusqu’à une barrière de planches, qu’il sauta pour se retrouver dans le jardinet de la bicoque voisine.

Il ne courut pas plus loin. Cherchant à tâtons, il trouva une pierre pas très grosse, de deux cents grammes environ. La technique du lancer n’avait pas de secret pour Eraste Pétrovitch, qui était capable d’abattre un pigeon en plein vol à une distance de vingt mètres, voire plus (à l’époque de son apprentissage au Japon, parmi d’autres figurait cet exercice). La difficulté principale ne résidait pas dans la précision, mais dans le calcul de la puissance du lancer : le pigeon devait tomber étourdi, mais vivant.

Ainsi embusqué, l’assesseur de collège n’attendit pas moins d’un quart d’heure, mais son adversaire ne se montrait toujours pas. A plusieurs reprises, il jeta un rapide coup d’śil par-dessus la barrière – prudemment, à chaque fois d’un endroit différent. Ses yeux voyaient maintenant parfaitement bien dans l’obscurité, mais le tireur s’était comme évanoui dans la nature.

La conclusion n’était guère réjouissante : tandis qu’Eraste Pétrovitch courait en zigzaguant et montait à l’assaut de la barrière, le malfaiteur n’était pas en train de le viser mais de détaler en sens inverse.

Pestant et jurant, Fandorine repassa dans la rue et se dirigea vers le lampadaire, afin d’extraire la balle fichée dans le poteau. De retour chez lui, il lui faudrait l’examiner à la lumière et à la loupe. Chercher des traces de pas était absurde : quelles empreintes pouvait-on espérer trouver sur une chaussée pavée ?

Sur le chemin du retour, Eraste Pétrovitch tenta d’analyser cet événement aussi inattendu que désagréable.

Le criminel était extrêmement perspicace. Non seulement il avait su d’une manière ou d’une autre démasquer le pseudo-étudiant, mais il avait évalué avec justesse le danger que celui-ci représentait. Et d’un.

Il n’avait pas tourné autour du pot, avait décidé de son propre chef, sans même se concerter avec son employeur (pour autant, bien entendu, qu’il en eût un). Ce qui voulait dire que c’était un homme d’action. Et de deux.

Conclusion : il était très, très dangereux. Et de trois.

Après avoir passé mentalement en revue les membres du secrétariat, l’assesseur de collège ne put que soupirer.

Landrinov ? Celui-là était sûrement capable de crime passionnel. Un vrai personnage de romance sanguinaire. « Admire ta fiancée jolie, un poignard dans le cśur, elle repose dans mon lit. » Ou « Meurs, malheureuse, puisqu’il en est ainsi ! » et autres choses du même tonneau. Mais s’imaginer le remingtoniste versant du poison dans le thé du directeur moyennant une solide récompense était absolument impossible. Cet homme ne savait ni ruser ni feindre.

Le mielleux Tassenka ? Espionner et faire des saletés en douce, ça oui, il en était sans aucun doute capable. Mais tirer sur un homme dans une rue sombre ? Peu crédible.

Le chef de bureau Serdiouk ? Impossible de l’imaginer espionnant et encore moins pressant la détente d’un revolver. Ou alors, c’était un acteur de génie à côté de qui le grand Chtchepkine lui-même aurait fait figure de débutant.

Le valet de chambre Fiodot Fiodotovitch… L’âme d’un serviteur, à savoir d’un homme qui, de par son métier, est condamné à un rôle jugé humiliant, est presque toujours insondable. Ah, si ces grands messieurs savaient la dose de haine qui peut se cacher sous le masque de la complaisance et de la servilité… Une offense dont feu le baron n’aurait pas eu conscience ? Il pouvait aussi s’être fait acheter par le concurrent, mais cela sous-entendait tout de même un règlement de comptes personnel.

Qui d’autre ? Pas la cuisinière, tout de même ! Quoiqu’une femme soit tout à fait capable de tirer dans le dos.

Eraste Pétrovitch s’imagina alors Moussia, se faufilant dans les ténèbres un revolver à la main… et ne put s’empêcher de rire.

Puis il se mit à penser à Serge von Mack, et son sourire s’effaça. Et si, finalement, l’antipathique M. Vanioukhine avait raison ? L’homme était tout de même un limier expérimenté, connu pour son flair. S’il y en avait un qui était prêt à n’importe quel acte radical, c’était bien le baron. Cela eût été fort habile de sa part d’utiliser le fonctionnaire chargé des missions spéciales pour détourner de lui les soupçons !

Fandorine fit le compte des arguments pour et contre, écouta la voix de son cśur. Son cśur lui dit : non. Sa raison suggéra : c’est possible. Si c’était sa raison qui était dans le vrai, alors la cause de la tentative de meurtre contre lui résidait indubitablement dans cette dernière phrase lancée à la légère : « Demain, je vous dirai qui est l’assassin. »

De retour chez lui, l’assesseur de collège alluma la lampe et attendit le Japonais, non sans manifester les signes de la plus grande impatience : tantôt il faisait des allers et retours d’un mur à l’autre, tantôt il tambourinait de ses doigts sur la table et, à chaque instant, sortait sa montre de son gousset – pas son habituelle Breguet, mais une plus modeste, en argent, provisoirement empruntée à Massa pour donner le change.

Cette impatience s’expliquait par deux raisons. Primo, il avait une faim de loup. Secundo, Eraste Pétrovitch espérait entendre de la bouche de son serviteur quelque chose de très important, qui permettrait effectivement de mettre un point final à l’enquête.

Et quand enfin Massa fit son apparition, de nouveau les bras chargés de paquets, Fandorine lui demanda d’emblée :

— Alors ? Qui ?

Le Japonais entreprit d’étaler sur la table les différentes denrées alimentaires. Il ne se pressait pas de répondre à la question posée, mais à son air important une chose était claire : la pêche avait été fructueuse.

Finalement, Massa s’assit en face de son maître et entama un rapport circonstancié. En premier lieu, il sortit la Breguet de sa poche, la posa devant lui et se mit à l’admirer de telle manière que Fandorine commença à se demander s’il arriverait à réaliser l’échange inverse quand il ne lui serait plus nécessaire de cacher son identité.

— Votre message, monsieur, m’a été apporté à cinq heures vingt-trois minutes et trente secondes de l’après-midi. Conformément aux instructions reçues, je me suis posté non loin du cabinet de Mossorovu-dono et j’ai attendu de voir si quelqu’un de chez vous se montrait. Le chef du service des courses voulait m’envoyer remettre des plis quelque part, mais je lui ai expliqué par gestes que j’avais mal au ventre. Il a juré, m’a traité de « cléatule à gueule toldue », ce pour quoi, avec votre permission, je lui flanquerai une petite raclée quand notre mission sera accomplie. (Massa prit la montre dans ses mains.) Donc, le chef du service des courses m’a qualifié en des termes insultants à six heures et onze minutes, et à sept heures neuf…