— Mais enfin, ne me dis pas que tu es resté planté devant la porte avec la Breguet en or à la main ? ne put s’empêcher de demander Fandorine.
— Non, monsieur. J’avais la montre cachée là, expliqua Massa en glissant la main sous son giron. Quand j’avais besoin de regarder l’heure pour mon compte rendu, je faisais semblant de me gratter, et j’en profitais pour jeter un coup d’śil.
Il joignit le geste à la parole.
— Très bien, très bien. Que s’est-il passé à sept heures et neuf minutes ?
— Est arrivée la personne que j’attendais. Hors d’haleine et en sueur.
Et comment donc, pensa Fandorine, se penchant en avant avec curiosité. La journée de travail s’est terminée à sept heures. Arriver en neuf minutes à la Société des Vapeurs est un vrai tour de force. Il va de soi que si l’agent de Mossolov était si pressé, c’est que la nouvelle était d’importance.
Massa, qui aimait ménager ses effets, observa une pause.
— Sur qui pariez-vous, monsieur ? demanda-t-il. Si vous perdez, votre montre est à moi.
— Une chance sur cinq, ce n’est pas juste, protesta Eraste Pétrovitch, qui n’avait pas la moindre envie de perdre sa Breguet.
Inflexible, le serviteur déchira d’un emballage cinq petits morceaux de papier, sur lesquels il écrivit respectivement : « Prune au Sirop », « Kitsuné », « Bouche de Travers », « Moustache Blanche », « Belle ». Il les étala devant son maître.
— Allez, choisissez.
L’assesseur de collège ferma les yeux, essayant de se représenter chacun des cinq en train de faire des messes basses avec M. Mossolov ; de verser du poison dans la théière ; de se faufiler dans une rue sombre, un revolver à la main.
Cela ne donna rien. Quoique, pour chaque action prise séparément, oui, peut-être. Mais pour les trois à la fois, aucun ne collait.
Alors, Fandorine poussa un soupir, ramassa les bouts de papier, les mélangea et tira le premier qui se présentait.
— Celui-là.
Massa le prit, ses lèvres tremblèrent et, furieux, il repoussa loin de lui la Breguet.
— C’est ma faute. Le surnom que j’ai donné à cet homme est bien trop évocateur.
Sur le morceau de papier, était écrit l’idéogramme « kitsuné », un être mi-homme, mi-bête, pouvant se transformer de renard en homme et inversement.
— Tassenka ? Ce n’est pas possible ! murmura Eraste Pétrovitch.
Mais, à vrai dire, il aurait sans doute dit la même chose de n’importe quel autre des cinq suspects.
— Kitsuné est apparu près du cabinet du directeur à sept heures neuf minutes, rouge et transpirant, relata Massa cette fois sans pause ni effet. Après quelques mots échangés à voix basse avec le secrétaire de Mossorovu-dono, il a été immédiatement introduit.
— Attends un peu ! s’anima Fandorine. Et il est resté combien de temps ?
— Dix-sept minutes et demie. Puis il est reparti aussi vite qu’il était venu.
L’assesseur de collège calcula mentalement : donc, Tassenka a quitté en courant la Société des Vapeurs peu avant sept heures et demie. Le coup de feu sous le lampadaire avait eu lieu à huit heures moins cinq. L’espion de Mossolov avait-il le temps de revenir et de prendre en filature le « stagiaire » à sa sortie du bureau ? La réponse était oui. En outre, on pouvait raisonnablement penser qu’il n’avait pas tiré de son propre chef, mais sur instruction de son employeur. Personnage haut placé, Mossolov disposait de relations et de moyens. S’il était vraiment désireux de savoir qui était ce secrétaire brusquement surgi chez son concurrent, il l’avait su. Et Mossolov n’avait pas eu besoin de pousser beaucoup son complice pour qu’il commette un nouveau crime ; il avait déjà laissé trois cadavres et n’en était plus à un près.
Si tout cela était logique et parfaitement cohérent, le fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur était, pour sa part, plutôt ridicule dans cette histoire. Comment avait-il pu se tromper à ce point dans son analyse psychologique ?!
— Débarrasse la table, dit amèrement Eraste Pétrovitch, la tête appuyée sur ses mains. Je ne mangerai rien, je n’ai plus faim. Et d’ailleurs, tu peux partir. J’ai besoin de réfléchir.
Etude dans les tons violet et rouge
— … La balle a sifflé juste ici. C’est un miracle si je suis en vie, dit le « stagiaire » en conclusion de son récit. Jamais plus je ne passerai par la rue Olkhovski une fois la nuit tombée.
L’horrible histoire ne laissa personne indifférent. La cuisinière mit sa main devant sa bouche et se signa.
— Seigneur Jésus, quelle horreur !
Louka Lvovitch prit l’air consterné :
— Voyez dans quel monde on vit. Autrefois, les voleurs exigeaient « la bourse ou la vie ». Maintenant, ils commencent par vous tirer dessus. Où est-ce que l’on va comme ça ?
Sa fille, qui avait commencé à déplier son chevalet et s’était figée sur place, s’écria :
— Moi non plus, pour rien au monde je n’aurais donné ma bourse. Qu’ils me tuent plutôt. Franchement, Pomérantsev, vous êtes un vrai héros !
— Vous parlez d’un héros ! Il a détalé comme un lapin, oui, s’empressa de répliquer Landrinov, dans un accès de jalousie.
L’homme-renard Tassenka se répandit en lamentations, et quant à Fiodot Fiodotovitch, il n’était pas encore là. La journée de travail commençait tout juste.
On commenta encore un peu l’horrible événement, puis chacun se mit à sa tâche habituelle : les secrétaires commencèrent à faire crisser leur plume sur le papier, le remingtoniste régla sa merveille de la technique, Moussia se retira dans sa cuisine, et l’artiste entreprit de terminer son portrait, maniant son pinceau avec une stupéfiante habileté. Il était possible qu’un grand avenir attendît effectivement « Maurice Sieurduc » à Paris.
— Dommage que vous soyez en redingote, aujourd’hui, se plaignit Mavra. Je voulais ajouter des reflets aux boutons de votre uniforme.
Mais Fandorine ne pouvait absolument pas venir aujourd’hui en tenue d’étudiant. Une bataille décisive l’attendait, il n’aurait pas été convenable de la mener masqué.
— Dites-moi, lui murmura tout doucement Eraste Pétrovitch. C’est le baron qui vous donne l’argent pour le voyage à Paris ? J’ai vu juste ?
La jeune fille acquiesça d’un signe de tête :
— En mémoire de mon fiancé.
— A part moi, vous en avez parlé à quelqu’un ?
Elle secoua la tête et mit son doigt sur sa bouche, car Tassenka tendait déjà l’oreille et Landrinov avait pivoté sur sa chaise.
Eh bien, désormais le tableau est définitivement reconstitué, pensa Fandorine. Il ne reste plus qu’à attendre.
Tous attendaient. Dans la pièce planait la sensation qu’un événement grave approchait inexorablement. Personne n’en parlait, mais cela se sentait à divers détails : à la façon dont on avait rapidement cessé de commenter l’agression, au silence qui s’était imposé, aux regards furtifs que chacun lançait par intermittence, tantôt en direction du cabinet vide, tantôt en direction de la porte d’entrée.
Quand entra le directeur accompagné de son valet de chambre, tous se remirent au travail avec une ferveur redoublée. Seule Mavra salua Serge Léonardovitch et de nouveau, comme la veille, elle rougit imperceptiblement. De reconnaissance, c’était désormais clair.
— Bonjour, la salua à son tour von Mack, s’approchant du chevalet.
Mais ce n’était pas la jeune fille qui l’intéressait et encore moins le portrait. Ses yeux rougis par le manque de sommeil ne regardaient que Fandorine, d’un air inquiet et interrogateur.