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Eraste Pétrovitch répondit d’abord par un imperceptible hochement de tête, puis par un tout aussi discret signe de dénégation. Cette petite pantomime signifiait : « Oui, je sais tout. Non, pas tout de suite. »

Le baron le comprit parfaitement, mais l’on n’aurait su dire si cela l’avait rassuré ou, au contraire, encore plus inquiété.

S’étant à peine arrêté, il passa dans son bureau, Fiodot Fiodotovitch sur ses talons.

Il ne s’était pas passé plus d’un quart d’heure quand, de l’escalier, parvinrent des pas lourds et des cliquetis : un groupe de personnes était en train de monter.

Tous se redressèrent d’un coup et cessèrent de faire mine de se concentrer sur leur travail. Moussia passa la tête dans la pièce.

La porte d’entrée s’ouvrit en grand.

Le premier à entrer fut Vanioukhine, un papier à la main, l’air triomphant.

Derrière lui, dans un tintement de sabres et d’éperons, le lieutenant-colonel Liakhov, commissaire du quartier de Basmannaïa, deux sous-officiers de police, ainsi que le célèbre journaliste Steinhen du quotidien Le Pèlerin de Moscou, dont la lecture était considérée comme de mauvais goût dans les milieux convenables, ce qui n’empêchait pas cette feuille de chou d’être vendue chaque jour à près de cent mille exemplaires.

A la vue du folliculaire à scandale, Eraste Pétrovitch fit la grimace. Jamais Vanioukhine n’aurait dû faire une chose pareille. Désormais, quelle qu’en soit l’issue, l’histoire ferait du bruit à travers tout l’Empire.

— Eh bien, me voici, annonça le Pétersbourgeois d’une voix retentissante. Vous m’attendiez avec impatience, non ? Et ça, c’est le document promis.

Il agita le papier.

Alerté par le bruit, Serge Léonardovitch passa la tête à la porte de son cabinet et devint tout pâle. Par-dessus l’épaule du directeur, pointait la tête du valet de chambre.

— Monsieur, fit Vanioukhine à l’adresse du baron, je suis venu pour vous arrêter. Voici l’injonction de monsieur le procureur.

Von Mack ne répondant rien, le policier ordonna au commissaire :

— Faites votre devoir.

Le journaliste était déjà en train de noircir des pages. Eraste Pétrovitch se leva et, marchant calmement, s’avança. Au passage, il jeta un coup d’śil dans le carnet de Steinhen et lut : « A ces mots du célèbre enquêteur, sur le visage boursouflé et pervers du parricide, passa une indicible terreur. »

Toussotant, l’air important, le commissaire fit un pas vers le directeur.

— Conformément aux dispositions de l’« Acte relatif aux arrestations et détentions administratives », je vous déclare…

— Un instant, Liakhov ! l’interrompit Fandorine d’une voix forte.

Tous se retournèrent.

— Eraste Pétrovitch ? s’étonna le lieutenant-colonel, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer l’assesseur de collège dans le cadre de son travail.

— Fandorine ! s’exclama Steinhen (qui, lui, connaissait tout et tout le monde). Voilà qui est drôlement intéressant !

Les autres se contentèrent de fixer l’insolent qui avait osé donner un ordre à un représentant de la loi.

— Fandorine, fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du général gouverneur de Moscou, déclara-t-il, moins à l’intention de Vanioukhine qu’à celle de ses collègues d’un jour. Je vous demande pardon pour cette m-mascarade obligée. Je mène une enquête indépendante sur ordre du prince Dolgoroukoï.

Cela, en revanche, s’adressait directement au Pétersbourgeois, qui regardait le jeune homme les yeux écarquillés.

— Une intrigue ? Un complot ? s’écria Vanioukhine. Je vais en référer au directeur du département de la police ! Au ministre ! L’affaire m’a été confiée personnellement, et je ne veux rien savoir ! Alors, allez-y, emparez-vous de lui ! Vous êtes sourd, ou quoi ? hurla-t-il au commissaire en montrant le baron.

Lever la voix sur Liakhov, homme fier et officier émérite, était une grave erreur. Le lieutenant-colonel se renfrogna.

— Nous connaissons M. Fandorine, ce n’est pas la première fois que nous avons le plaisir de nous rencontrer. En revanche, nous n’avons jamais eu l’occasion de travailler avec Votre Excellence.

— J’ai tout compris, fit Vanioukhine avec un sourire de mauvais augure. J’avais en effet entendu parler des mśurs moscovites ! On vous a acheté ? J’ai fort bien fait de prendre avec moi un représentant de la presse. Ecrivez, monsieur le reporter, écrivez !

Mais ledit représentant de la presse cessa d’écrire et referma même son calepin. Se fâcher avec le général gouverneur ne faisait pas du tout son affaire.

— Votre Excellence, nous sommes l’un comme l’autre des représentants de la loi, et non des p-prima donna d’opérette, fit Eraste Pétrovitch, le visage sévère. Passons donc à l’affaire. Vous avez une hypothèse, je vais vous en exposer une autre. En tant que professionnel expérimenté, jugez quelle est la plus solide des deux.

Que ce soit le ton employé ou la référence à son professionnalisme, l’effet de ces paroles sur le Pétersbourgeois fut immédiat.

— Fandorine ? Ce nom me dit vaguement quelque chose, j’ai dû entendre parler de vous, dit-il, se reprenant en mains – y compris au sens propre, car il croisa les bras et posa les mains sur ses épaules. Eh bien, exposez votre version des choses. Nous écoutons.

— Je v-vous remercie. Dès le début, j’ai acquis la conviction que Serge Léonardovitch von Mack était innocent. Vous, cher collègue, vous êtes laissé guider, dans votre enquête, par la maxime, d’ailleurs respectable, « cherche à qui profite le crime ». J’ai aussi commencé par là. Si l’on part du principe que l’héritier est mû par l’intérêt, à savoir l’aspiration à s’emparer au plus vite de l’affaire familiale, il en résulte un non-sens absolu. La mort de Léonard von Mack a privé la compagnie d’un marché gigantesque. Si Serge Léonardovitch avait été animé par des intentions criminelles à l’égard de son père, il eût été logique d’attendre encore deux ou trois semaines, le temps que soit annoncé le résultat du concours. Alors que là, il apparaît que l’héritier a commis un crime atroce à son préjudice et au bénéfice de son principal concurrent, la Société des Vapeurs.

— Ce point de vue n’est pas celui d’un enquêteur de la police, mais celui d’un commerçant, dit Vanioukhine, ne pouvant s’empêcher d’envoyer une pique. Et dans ce cas, d’où sort, selon vous, l’empoisonneur ? Il est passé par le vasistas, pour disparaître ensuite comme par enchantement ? D’ailleurs, peut-être qu’il n’y a pas du tout eu de crime ? Que le directeur et son secrétaire se sont suicidés ? J’ai lu ça quelque part. Il paraît que chez vous, au Japon, c’est courant ; cela s’appelle « le double suicide des amants ».

De cette dernière remarque l’on pouvait conclure que Vanioukhine ne connaissait pas seulement « vaguement » le nom de Fandorine, mais qu’il était assez bien informé sur le compte du limier moscovite.

— Il y a bien eu crime, dit Eraste Pétrovitch, ignorant la moquerie. Et fort habilement combiné. Mais ce qu’il fallait placer au centre de vos préoccupations n’est pas cui prodest3, mais une tout autre formule.

— Et qui, d’après vous, est l’assassin ? demanda Vanioukhine avec un sourire ironique. A moins que toute votre théorie n’ait pour but que d’innocenter M. von Mack ?

Là, Eraste Pétrovitch s’autorisa un effet, loin d’être étranger au fait qu’il sentait posé sur lui le regard de la jeune artiste peintre. D’un ton négligent, comme si cela coulait de source, il lâcha :