— L’assassin, c’est cet homme.
Et, ce disant, il pointa Landrinov du doigt.
Un soupir convulsif se répandit à travers la pièce, et le remingtoniste bondit sur ses pieds, renversant sa chaise.
— Vous êtes devenu fou ou quoi ? cria-t-il.
— Vous vous êtes trahi vous-même, lui dit Eraste Pétrovitch. Pourquoi avoir menti à propos de Serge Léonardovitch ? M. Vanioukhine, qui avait très envie de confirmer son hypothèse, a pris votre témoignage pour argent comptant. Mais moi, ce matin, j’ai parlé avec les télégraphistes qui étaient de service le 6 septembre. Serge Léonardovitch ne se rappelle pas qui se trouvait là, mais les « petites gens », eux, se souviennent parfaitement de tous les détails. Comme vous le savez, depuis le télégraphe, on voit l’escalier dans les deux sens, vers le bas et vers le haut. Serge Léonardovitch est monté en manteau, a vu son père près de l’appareil, a échangé quelques mots avec lui puis est reparti. Il n’est pas monté à l’étage. Je me suis donc posé la question : pourquoi Landrinov a-t-il menti ?
— C’est toi qui mens, espèce de gommeux ! lança méchamment le remingtoniste. Voyez celui-là : il s’est insinué ici par ruse, il jouait les étudiants, il était assis, il posait, alors qu’il n’est pas étudiant du tout. Regardez un peu, Mavra Loukinichna, à qui vous avez accordé votre confiance !
Mais, à en juger par le regard plein de feu que la jeune fille fixait sur Fandorine, elle ne lui en voulait d’aucune façon.
Tournant légèrement la tête pour voir la demoiselle, sans pour autant perdre de vue le remingtoniste, Eraste Pétrovitch posa cette question purement rhétorique :
— M. Landrinov aurait-il agi par haine ? Sans doute pas. Cet homme déteste le monde entier, mais nourrir une antipathie particulière à l’égard du directeur, il n’en a tout simplement pas eu le temps. Serge Léonardovitch n’occupe le cabinet directorial que depuis quelques jours. Certes, j’ai pendant un temps envisagé l’hypothèse d’un lien avec un certain voyage à Paris, mais elle s’est vite dissipée, fit l’assesseur de collège en jetant un regard oblique à Mavra. Landrinov ignorait ce fait, sinon ce n’est pas moi que la balle d’hier aurait eu pour cible, mais quelqu’un d’autre.
— Quel voyage à Paris ? Quelle balle ? Qu’avez-vous comme ça à parler par énigmes ? se renfrogna Vanioukhine. Toute votre hypothèse repose sur du vent. Cela se comprend, cher collègue, vous êtes jeune et plein d’enthousiasme pour l’« école psychologique » britannique. Mais une enquête a besoin de faits. Si la bonne question n’est pas cui prodest, quelle est-elle, alors ?
— Le second des motifs de c-crime les plus répandus réside dans « cherchez la femme ». Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à un crime passionnel. Landrinov est amoureux fou de… d’une personne, cela crève les yeux.
Tous regardèrent Mavra, laquelle rougit et baissa les yeux.
Serge Léonardovitch, qui n’avait pas prononcé un mot jusque-là, s’exclama :
— Comment pouvez-vous penser une chose pareille de mon père ! Vous ne le connaissiez pas, c’était un homme d’une haute moralité ! Uniquement préoccupé de l’intérêt de la compagnie !
Le Pétersbourgeois s’adressa à son tour à Fandorine.
— Ce n’est pas bien, en effet, dit-il sur un ton de reproche. Le défunt était un respectable vieillard et il ne s’intéressait pas aux jeunes filles, tout le monde le sait.
— Que vient faire ici le respectable v-vieillard ? (Eraste Pétrovitch soupira brièvement, agacé par l’inintelligence de ses interlocuteurs.) Ce n’était pas le directeur que Landrinov voulait supprimer, mais son rival heureux, le fiancé de Mavra Loukinichna. Le baron von Mack a été tué uniquement pour camoufler un autre meurtre.
— Le baron von Mack ?! Pour servir de camouflage ?! s’écria Vanioukhine, médusé. A cause d’un petit secrétaire de rien du tout ?!
Serge Léonardovitch secoua lui aussi la tête.
— D’où vous vient cette idée saugrenue ?!
Fandorine écarta les mains :
— L’éternelle méprise des puissants de ce monde, qui croient qu’eux seuls ont de l’importance, alors que les « petites gens » ne sont que des figurants chez qui tout est petit : les passions, les projets, les crimes. Avant-hier, M. Vanioukhine disait : quand on coupe du bois, des copeaux volent. Eh bien, ici, c’est un peu le contraire qui s’est passé : à cause d’un copeau on a détruit la forêt. Pour ma part, je ne compare p-personne à un copeau (ni d’ailleurs à une forêt), mais le calcul de l’assassin était infaillible. Le baron inviterait sans faute son secrétaire à prendre le thé. Les deux hommes mourraient, mais la mort de Stern resterait dans l’ombre. Il ne viendrait à l’idée de personne que la cible n’était pas le titan de l’industrie russe, mais un modeste employé. Quant au malheureux homme du ménage, il est vraiment mort pour rien, par pur hasard. Mais cela ne semble guère vous avoir chagriné, n’est-ce pas, Landrinov ?
Sur ces mots, Eraste Pétrovitch fit quelques pas en direction du coin où se trouvait la machine à écrire.
Le remingtoniste eut une grimace méprisante, mais la main avec laquelle il s’appuyait au dos de la chaise tremblait. Il la cacha dans sa poche.
— J’attends des preuves, rappela Vanioukhine. Car, pour l’instant, vous ne sortez toujours pas du psychologisme.
— Tout de suite, Votre Excellence, je vais en arriver aux faits. Mais d’abord, quelques mots à propos de l’hypothèse émise par Serge Léonardovitch, comme quoi le crime aurait été commis par un espion de la Société des Vapeurs. Vous n’avez qu’à m-moitié raison, dit l’assesseur de collège à l’adresse de von Mack. Il y a bien ici un espion de la firme concurrente, mais il n’a pas tué votre père.
— Qui est-ce ? s’empressa de demander le baron.
Sans regarder Tassenka, Fandorine répondit :
— Je vous le dirai demain. S’il ne démissionne pas de son propre chef. Mais revenons au meurtre. N’avez-vous pas trouvé curieux, Zossim Prokofiévitch, que l’on ait employé un produit aussi bon marché pour empoisonner un millionnaire ?
Vanioukhine haussa les épaules :
— Je vous ai déjà dit ce que j’en pensais. La raison, c’est que l’arsenic est à la portée de n’importe qui. Il suffit d’interroger les pharmaciens pour savoir qui s’est procuré du cyanure ou autre poison « aristocratique ». Mais essayez donc de savoir combien de personnes ont acheté de la mort-aux-rats ces derniers temps. Pas un seul pharmacien ne s’en souviendra.
— Et moi, je pense que la raison est ailleurs. Landrinov n’avait pas assez d’argent pour un poison cher. J’ai compris cela hier soir, quand j’ai retrouvé la balle que le c-criminel avait tirée sur moi. (Eraste Pétrovitch sortit un mouchoir de sa poche, et du mouchoir un fragment de plomb légèrement aplati.) Une balle ronde, tirée d’un pistolet à un coup, à canon non rayé. Une arme telle qu’on peut en acheter pour un rouble et demi au marché aux puces. Le poison le moins cher, l’arme la moins chère… pas très sérieux. Mossolov n’aurait-il pas équipé un peu mieux un éventuel espion ? Et j’ai alors compris clairement ceci : l’assassin était un homme pauvre, avec de très petits moyens, mais de très grandes passions.
Eraste Pétrovitch avança à nouveau de quelques pas en direction de Landrinov, comme s’il s’apprêtait à pointer un doigt accusateur sur le coupable. En réalité, pendant tout ce temps, il observait attentivement le remingtoniste, s’attendant d’une seconde à l’autre à ce que celui-ci se trahisse sans la moindre ambiguïté.
Les lèvres de Landrinov tremblaient, ses épaules étaient agitées de soubresauts, mais pas de peur : de rage. Cet être était trop passionné pour se maîtriser encore longtemps. D’un moment à l’autre, il allait exploser, ses dents grinçaient déjà.