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L’assesseur de collège prit soin de tourner le dos à l’accusé, afin d’amortir l’attaque. Désormais, les deux hommes n’étaient plus séparés que par la table de travail du jeune secrétaire.

— Mais pourquoi vous a-t-il donc tiré dessus ? demanda Vanioukhine, qui refusait toujours de s’avouer vaincu.

— Je le sais ! répondit Mavra à la place de Fandorine. A cause du portrait. Et à cause du mouchoir…

— C’est quoi encore, cette histoire de mouchoir ? s’étonna le limier pétersbourgeois.

C’est alors que s’accomplit enfin l’événement escompté par l’adepte de l’« école psychologique ».

Avec un rugissement, Landrinov bondit en sortant de sa poche un rasoir ouvert.

L’assesseur de collège, qui était sur ses gardes, se retourna vivement. Mais il s’avéra alors qu’il ne maîtrisait pas encore parfaitement la science psychologique.

Eraste Pétrovitch était persuadé que l’assassin se jetterait sur lui, son accusateur, mais le remingtoniste passa devant la table de Tassenka et se précipita sur Mavra.

— C’est toi ! C’est toi la responsable de tout ! criait-il d’une voix éraillée, brandissant son rasoir prêt à frapper. C’est toi qui as causé ma perte !

La demoiselle recula d’un bond, ce qui la sauva d’une mort certaine, car la lame acérée fendit l’air en frôlant sa gorge.

La pauvre enfant se serra contre le mur, mais le scélérat l’attrapa par les cheveux et renversa en arrière sa tête bouclée.

Dans la pièce, tous étaient comme pétrifiés.

Eraste Pétrovitch comprit qu’il n’aurait pas le temps. En cas de besoin, il était capable de se déplacer avec une agilité presque incroyable, mais son chemin était ici barré par la table de Louka Lvovitch, massive et croulant sous les encriers, les pots à crayons, les piles de papiers et autres bricoles dont regorgent les bureaux.

— Si tu n’es pas à moi, tu ne seras à personne ! cria désespérément Landrinov, levant à nouveau son arme.

La science japonaise du combat dit : l’action doit précéder la pensée.

La main de l’assesseur de collège, comme mue par sa propre volonté, saisit la bouteille d’encre dans l’écritoire et, sans élan, mais néanmoins fort, la lança de bas en haut.

Le cube de verre toucha le criminel à la nuque, aspergeant son cou et son dos de liquide violet. Landrinov se retourna, l’air effaré, et reçut en plein front un second encrier, contenant cette fois de l’encre rouge, utilisée par le pointilleux Serdiouk pour souligner les passages les plus importants de tel ou tel rapport.

Le second coup fut plus fort que le premier. Le remingtoniste chancela, porta sa main à ses yeux aveuglés. Entre ses doigts, tel du sang, s’écoulait de l’encre écarlate.

Puis, une seconde plus tard, ayant repris leurs sens, les sous-officiers retournaient les bras du meurtrier, lequel mugissait, se débattait et essayait même de mordre. C’est criant et se tortillant que l’on porta dehors le coupable. Vanioukhine et le journaliste aidèrent les policiers.

Quand le vacarme cessa, Eraste Pétrovitch regarda autour de lui.

Serge Léonardovitch se tenait à la même place. Il ne semblait nullement satisfait d’avoir été disculpé. Le directeur affichait une mine désemparée et triste. C’est la perte de ce marché qui le torture, comprit Fandorine.

Moussia et Fiodot Fiodotovitch s’affairaient autour de Serdiouk, lui faisant boire de l’eau, l’éventant avec une serviette.

Tassenka s’était volatilisé, comme s’il n’avait jamais existé.

Dans le coin, recroquevillée sur elle-même, la pauvre Mavra hoquetait et sanglotait.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, tout est fini, commença à la consoler l’assesseur de collège.

Délicatement, il lui caressa la tête, et les hoquets cessèrent. Puis il lui prit la main, et les sanglots se calmèrent.

— Vous irez à Paris et deviendrez un peintre célèbre. Tout ira bien, lui dit-il d’une voix douce.

Elle acquiesça et le regarda en levant la tête. Son visage était parsemé d’éclaboussures d’encre rouge et violette. Comme si elle avait mangé des baies sauvages et s’était barbouillée de jus, pensa le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

— Oui, j’irai à Paris. Seulement… Promettez-moi une chose… dit-elle dans un chuchotement. D’accord ?

— Bien sûr, c’est d’accord. Mais il ne faut pas pleurer.

— Vous me permettrez de terminer votre portrait ? Si je comprends bien, vous ne reviendrez pas ici. Alors, peut-être… Peut-être pourrai-je le terminer chez vous ?

Ses yeux brillaient d’un vif éclat, mais, apparemment, pas seulement à cause des larmes qui n’avaient pas séché.

— Chez moi, en effet, ce sera sans doute plus confortable, accepta Eraste Pétrovitch en rougissant imperceptiblement.

1- Le prénom Louka a la même racine que louk (« oignon ») et le patronyme Lvovitch signifie « fils de Lev (lion) ». Quant à son nom de famille, Serdiouk, il évoque la colère ou le mauvais caractère, d’où le désir de sa fille d’en changer.

2- Ce qu’il fallait démontrer.

3- A qui profite le crime.

LA PRISONNIÈRE

DE LA TOUR

Cette nouvelle est dédiée

à Maurice Leblanc

La Prisonnière de la tour

(Extrait des Mémoires de John Hamish Watson)

I

Le paquebot pénétra dans la baie de Saint-Malo, comme dans la gueule béante du Léviathan de la Bible. La ceinture d’îlots rocheux coiffés d’antiques forts évoquait des crocs menaçants prêts à se refermer pour dévorer notre frêle navire. La flèche du clocher de la ville émergeait de la brume grise, semblable à un dard pointu. Je me tenais sur le pont, promenant mon regard sur ce paysage inhospitalier, et me recroquevillais frileusement dans mon manteau de solide tissu caoutchouté. Il faisait un froid humide et pénétrant, le vent vous projetait au visage des embruns salés. Le jour terne qui venait à peine de poindre une heure plus tôt semblait se hâter de finir au plus vite.

Or ce jour, précisons-le, n’était pas un jour comme les autres, mais le dernier de l’année, et peut-être même du siècle. Sur ce point, Holmes et moi avions des opinions divergentes. J’avais beau lui démontrer que toute l’année à venir appartenait encore au XIXe siècle, il campait sur ses positions. Avec l’année 1899, c’est une époque qui s’achève, disait Holmes. « Les années 1800 sont celles de Byron et de Napoléon, des crinolines et des lorgnons, du Barbier de Séville et de Rule, Britannia. Le 1er janvier, va commencer l’ère des années 1900, et tout y sera différent. » Ce en quoi il avait incontestablement raison.

Je fus tiré de mes pensées par cette remarque de Holmes, qui, debout à mes côtés, aspirait l’air froid avec un évident plaisir :

— J’avoue être ravi que nous ayons fui Londres. Je ne supporte pas la nuit du nouvel an. C’est le moment le plus exécrable de l’année, pis encore que Noël ! Il ne s’y commet même pas de crimes. En règle générale, les malfaiteurs sont des gens sentimentaux ; ils aiment s’attarder à table et, à la lueur des bougies, fredonner d’une voix sirupeuse de stupides chansons.

Il poussa un profond soupir.

— Vous savez, Watson, je ne me sens jamais aussi seul que le soir du nouvel an. Je m’enferme chez moi, j’éteins la lumière et je racle du violon… Autrefois, l’opium me venait en aide. Cependant, depuis que vous m’avez scientifiquement démontré la nocivité de l’action des alcaloïdes sur la fonction analytique du cerveau, j’ai perdu l’unique possibilité de me débarrasser ne serait-ce que momentanément des odieuses entraves de l’attraction terrestre… Regardez un peu, quelle vue enchanteresse !