Une fois de plus, je m’étonnai de la façon surprenante dont chez cet homme la stricte rationalité de la pensée côtoyait l’absolue incohérence de l’humeur. Le spectacle de la ville grise se mêlant à la mer cendrée et au ciel de la même teinte blafarde ne me semblait en rien enchanteur. Il s’agissait d’une forteresse sculptée dans les rochers d’une île de taille modeste. Au-delà des murailles sombres au pied desquelles venaient battre les vagues, pointaient les toits de maisons étroitement entassées les unes contre les autres. Leurs tuiles mouillées luisaient telles les écailles d’un dragon. Il était possible que l’été, par beau temps, Saint-Malo se montrât plus accueillante, mais, par une sombre journée de décembre, la cité apparaissait plutôt lugubre, et mon cśur se serra brusquement, sans que je comprenne très bien si c’était le fait d’une étrange émotion ou d’un mauvais pressentiment.
— J’ignorais que Saint-Malo se trouvait sur une île, dis-je négligemment, irrité de ma propre émotivité.
Un tel sentiment en effet ne sied guère à un homme de quarante-sept ans qui a tout vu dans sa vie. D’autant que j’avais plus d’une fois eu l’occasion de me convaincre du peu de crédit qu’il fallait accorder à ces prétendues prémonitions, généralement provoquées par une chute de la tension artérielle ou une simple indigestion.
— C’est une presqu’île, Watson. Elle est liée au continent par une étroite langue de terre. C’est aussi une forteresse inaccessible que nous, Anglais, avons durant des siècles tenté vainement de prendre d’assaut, commença à raconter mon ami sur un ton professoral. Ici, se trouvait un nid d’arrogants corsaires, qui pillaient les navires ennemis à travers les mers et les océans du monde. Ils ne se disaient pas français mais malouins, nation absolument à part, ne reconnaissant d’autre pouvoir que celui de Dieu et de la Bonne Fortune. Vous savez ce qu’est l’« humour noir » ?
— Une tendance décadente de la littérature, tout à fait désagréable, répondis-je, ayant toutes les raisons de supposer qu’au moins en matière de belles-lettres je m’y entendais infiniment mieux que Holmes. C’est quand une chose horrible est tournée en plaisanterie.
— Très exactement. Et Saint-Malo peut être considérée comme la patrie de l’humour noir.
— Vraiment ?
A voir les sinistres bastions de l’ancien repaire de corsaires, il n’était guère facile de croire à une telle assertion.
— Il suffit d’y regarder le nom des voies. L’une d’elles, par exemple, s’appelle la rue du Chat-qui-Danse. Au XVIIIe siècle, nos compatriotes, essayant de prendre la ville, organisèrent une grandiose explosion au pied de la muraille au point que la mer s’éleva de cent mètres et que le fond se découvrit. Curieusement, il n’y eut aucune victime en ville, à l’exception d’un chat que le souffle de l’explosion fit virevolter en tous sens avant de le mettre en pièces… Et là-bas, à gauche de la cathédrale, se trouve une ruelle où, au XVIIe siècle, périt un capitaine amoureux. Sortir la nuit était alors strictement interdit, dans la rue étaient lâchés de féroces chiens de garde, dressés pour attaquer les gens. Or le courageux capitaine décida de braver le danger. Il se rendit à son rendez-vous galant et fut réduit en lambeaux par les chiens. De cette triste histoire Boccace aurait tiré une nouvelle larmoyante, Shakespeare une tragédie. Les Malouins, eux, ont immortalisé à leur façon la mémoire de l’infortuné Roméo. Depuis cette époque, l’endroit s’appelle rue du Gras-Mollet.
— Mon Dieu, Holmes ! m’écriai-je. Je ne cesserai jamais de m’étonner de la quantité d’informations ahurissantes que recèle votre mémoire. Jusqu’aux noms de rues d’une affreuse ville de province bretonne.
Il ne me répondit pas immédiatement, et quand il se décida à parler, il le fit en regardant quelque part de côté, là où se profilaient les contours incertains de la côte déserte.
— Vous n’ignorez pas, Watson, que ma grand-mère était française. Sa maison se trouvait non loin d’ici, si bien que je connais ces lieux. Mais voici que nous accostons. Vous avez déjà préparé votre merveilleuse valise ?
Je me hâtai de descendre à la cabine. Nous avions passé la nuit tout habillés et somnolé dans des fauteuils, de sorte que je n’avais eu aucun besoin particulier de défaire ma valise, mais cela ne m’avait pas empêché d’étaler sur la table une partie de son contenu, uniquement pour le plaisir. L’acquisition de ce superbe article de la firme Waverly datait de la veille, un cadeau de Noël que je m’étais fait à moi-même. Et je peux vous jurer que cette valise valait largement ses six livres et six shillings. D’un splendide cuir jaune, avec des serrures et des rivets argentés, elle offrait plusieurs compartiments, un coffret encastré pour diverses bricoles et même un emplacement particulier pour une bouteille isotherme. Je n’avais de ma vie jamais eu de valise aussi magnifique ! Et plus que tout, j’avais été séduit par le goût discret avec lequel les fabricants avaient glissé cette merveille rutilante dans une modeste housse à carreaux, destinée à la protéger des éraflures. Sans craindre de me montrer ridicule, je dirais que j’ai vu dans cet objet une parfaite illustration de l’esprit britannique, si différent de la propension à en mettre plein la vue propre aux continentaux. Les Français et les Italiens font l’inverse des Britanniques : chez eux, le contenant l’emporte toujours sur le contenu, et la forme sur le fond.
Avant de regagner le pont battu par les vents, j’ouvris la bouteille isotherme, bus une gorgée de thé au rhum et relus une nouvelle fois le télégramme que Holmes m’avait donné pour mes archives. Il était arrivé la veille au soir.
« DE GRÂCE ! STOP PAR PAQUEBOT NUIT POUR SAINT-MALO STOP HONORAIRES VINGT STOP DES ESSARS »
Je n’avais pas compris grand-chose à cette dépêche (en fait, je n’y avais rien compris du tout), mais Holmes avait immédiatement fait son baluchon. Il était heureux comme un gosse de fuir Londres pour la nuit du nouvel an. A mes questions, il s’était contenté de hausser les épaules en précisant que l’affaire promettait d’être aussi rapide que passionnante, et que vingt mille francs, c’était bien payé pour une simple traversée de la Manche. Et bien que j’eusse prévu quelque chose pour le soir du 31 décembre, comment aurais-je pu résister à la tentation ?
Deux heures après, nous avions pris place dans le train de Southampton, à minuit tapant nous montions à bord du paquebot, puis onze heures plus tard nous étions à Saint-Malo.
II
Quand je sortis sur le pont, la passerelle était déjà descendue. Holmes se tenait près du bord, attendant que les plus impatients des passagers soient descendus à quai. Mon ami n’avait jamais pu supporter les foules et les bousculades. Son laboratoire de campagne (une mallette de cuir d’assez grande taille) et son étui à violon étaient posés contre le bastingage.
J’allai le rejoindre.
Scrutant les personnes venues accueillir des passagers, Holmes lâcha :
— A propos, Watson, je dois vous dire que les des Essars sont une des plus anciennes et des plus riches familles de Saint-Malo.
Cela expliquait en partie la raison pour laquelle il avait pris tellement au sérieux ce télégramme inintelligible et hystérique. J’allais demander à Holmes s’il connaissait personnellement l’expéditeur de la dépêche, mais la phrase suivante de mon ami m’indiqua que cette éventualité était à exclure.
— Lequel de ces messieurs est notre client ? fit Holmes en laissant traîner les mots. Celui-là, je suppose, avec son chapeau italien et son manteau à pèlerine.
Sur le quai se tenaient plusieurs gentlemen d’allure tout à fait respectable, mais Holmes avait arrêté son choix sur l’homme qui, à mes yeux, convenait le moins au rôle de représentant d’« une des plus anciennes et des plus riches familles » de la ville. Cependant, fort de mon expérience, je ne songeai même pas à mettre en doute la perspicacité de ce grand diagnosticien des âmes humaines qu’était mon ami.