Le présumé client était gros, joufflu et portait des lunettes rondes à monture d’écaille. De sous son chapeau à large bord, tel qu’en porte généralement Garibaldi sur les portraits le représentant, pendaient d’assez longs cheveux grisonnants. M. des Essars (si c’était bien lui) faisait désespérément signe à quelqu’un, affichant les marques d’une extrême impatience, sautillant même d’un pied sur l’autre.
— Personnage pittoresque, fis-je remarquer.
Mais, après avoir repéré celui des passagers que l’homme accueillait avec tant d’enthousiasme, je devinai comment Holmes avait identifié notre client.
Celui-ci se précipita vers l’un de nos compagnons de voyage, un négociant en vins de Portsmouth, lui serra la main, souleva son chapeau et entreprit un récit embrouillé. A tout hasard, le négociant porta la main à sa casquette de chasse, mais il regardait le Français d’un air perplexe.
— Eh oui, fit Holmes avec un hochement de tête. Tout est dans la casquette à double visière. Depuis que les revues illustrées ont pris l’habitude de me représenter exclusivement coiffé de ce couvre-chef, j’ai cessé de le porter. Mais M. des Essars ignore ce détail. Eh bien, Watson, quelle est votre première impression sur notre client ?
Je rassemblai toutes mes capacités d’observation, mobilisai mes modestes talents de psychologue.
— Cet homme a la cinquantaine bien sonnée, mais il est de ceux dont on dit qu’il est resté un « grand enfant ». Il est plus alerte dans ses gestes que ne le voudrait son âge… Il est sans doute un peu excentrique, mais c’est un cśur bon et une âme sensible. Si, pour l’heure, il est extrêmement inquiet, c’est en temps ordinaire un caractère frivole, sujet aux rapides changements d’humeur… Il a probablement des penchants artistiques, cela se voit à sa tenue. Diamant au doigt, splendide canne : l’homme est riche. Voilà, je crois que c’est tout.
— Et c’est presque parfait, me félicita Holmes. Je vous contredirai toutefois sur l’âge. Cet homme est plus jeune qu’il ne le paraît. D’au moins dix ans. Concernant ses penchants artistiques, je n’en serais pas non plus si sûr. Sa tenue témoigne plutôt de sa crainte d’avoir l’air d’un provincial et de son goût pour tout ce qui est moderne. Je présume que nous avons devant nous un fervent amateur du progrès technique. Il aime les chevaux, mais lui-même ne monte pas. Il est venu nous chercher en calèche découverte et sans cocher. Il vient de l’ouest. Il a fait une route d’environ un quart d’heure.
Jugeant que mon ami se moquait de moi (ce n’aurait pas été la première fois), je pouffai de rire.
— Peut-être pouvez-vous indiquer également son adresse ? ironisai-je.
— Bien entendu. Je pense qu’il arrive du château du Vau-Garni, la propriété familiale des Des Essars, répondit Holmes avec le plus grand sérieux. Vous savez, Watson, je me vois obligé d’apporter un autre correctif à votre description. Notre client n’est pas seulement inquiet. Il est mort de peur. Ce qui paraît fort prometteur. Et maintenant, il est temps d’y aller. La passerelle s’est dégagée.
Sur ces mots, il descendit à quai, déclina son identité à l’homme si manifestement tourmenté et me présenta comme son assistant.
— Je suis très, très… Je n’osais espérer… Vous me sauvez, vous me sauvez tout simplement la vie ! caqueta des Essars dans un anglais teinté d’un fort accent, en frappant dans ses mains et en saisissant tantôt ma valise, tantôt la mallette de Holmes, tantôt son étui à violon. Voici ma carte, je vous en prie… Grand Dieu, vous êtes là, monsieur Holmes ! Je suis excessivement, ou plutôt je voulais dire extrêmement heureux. Nous sommes sauvés !
Après avoir jeté un regard au petit morceau de carton rectangulaire, Holmes me le tendit en esquissant un sourire. On pouvait y lire :
MICHEL-MARIE-CHRISTOPHE DES ESSARS
DU VAU-GARNI
Président honoraire du Poney-Club
Président de la Société des amis de l’électricité
Membre perpétuel du Club des descendants de capitaines de corsaires
Regardant autour de lui, l’air affairé, le détenteur de tous ces titres ronflants nous conduisit à sa calèche. Avant de prendre place sur le siège avant, il sortit de sa poche deux carottes et les donna à manger aux petits chevaux grassouillets.
Je suppose que, depuis le paquebot, Holmes avait, de ses yeux perçants, aperçu les fanes vertes des carottes dépassant de la poche de l’homme et en avait déduit son amour des chevaux. Que M. des Essars ne fût sans doute pas cavalier se voyait à sa démarche gauche et saccadée. Pareil empoté ne tiendrait pas en selle plus de cinq minutes. Restait son amour de l’électricité et donc du progrès… Là, je remarquai que la merveilleuse canne de notre client était, juste au-dessous du pommeau, entourée d’un ruban adhésif bleu tel qu’en utilisent les électriciens pour isoler le courant, pour autant que l’on dise comme cela (j’avoue que je ne m’y entends guère en la matière).
— Votre capacité de déduction tient en grande partie à votre presbytie précoce, murmurai-je à mon ami alors que je m’asseyais à ses côtés et calais ma valise sur mes genoux.
J’aurais pu la fixer à l’arrière, mais j’éprouvais un réel plaisir à tenir sa poignée qui crissait et sentait bon le cuir neuf.
— Vous n’imaginez pas à quel point j’étais inquiet !
Des Essars tira sur les rênes, mais son corps était entièrement tourné vers nous.
— Je n’ai pas fermé l’śil de la nuit. Mais maintenant, tout va aller bien.
— A en juger par votre télégramme, l’affaire est urgente, répliqua sèchement Holmes. Nous n’allons donc pas perdre de temps. Veuillez passer à l’essentiel. Sans entrer dans les détails pour le moment.
— A l’essentiel ? Vous avez raison, vous avez raison ! Tout de suite…
Le Français réfléchit, rajusta ses lunettes et annonça de but en blanc :
— Vous avez devant vous la nouvelle victime du plus abominable criminel des temps modernes !
— Le plus abominable criminel des temps modernes était le professeur Moriarty, lui dis-je. Mais, grâce à mister Holmes, il gît depuis huit ans au fond d’un torrent de Reichenbach. De qui voulez-vous parler ?
Notre cocher fit un bond sur son siège.
— Comment cela, qui ? Mais Arsène Lupin, bien sûr !
De toute évidence, l’expression de mon visage était parfaitement éloquente, et dans les petits yeux limpides et enfantins de des Essars qui me considéraient à travers les verres épais de ses lunettes, se refléta une stupéfaction incrédule, voire offensée.
— Vous n’avez jamais entendu parler d’Arsène Lupin ? !
Là, Holmes s’autorisa une remarque quelque peu indélicate à mon endroit.
— Voyez-vous, sir, mon assistant est un authentique Anglais. Il ne lit que les journaux britanniques et ne s’intéresse aucunement aux nouvelles du continent. Eh bien, sachez, Watson, qu’Arsène Lupin est un génie du crime. Je dirais même un petit prodige, car il n’a que vingt-cinq ans. Nonobstant son jeune âge, il a déjà accompli quantité de vols dont l’ingéniosité n’a d’égal que l’audace. Il est le héros des feuilles à sensation parisiennes, à qui il envoie même de temps à autre lettres et communiqués. De façon générale, Lupin est friand de mise en scène. Le clou du spectacle, qui lui vaut immanquablement un déchaînement d’applaudissements de la part du public, consiste à dérober un million à un richard, puis à faire un geste généreux en offrant à quelque miséreux une infime partie de son butin. Sans omettre, bien entendu, d’en informer les journaux. Toutefois, ce Robin des bois ne dédaigne ni le chantage, ni le kidnapping, ni le racket le plus impitoyable. Je suis sa carrière depuis longtemps et c’est une joie pour moi que nos chemins se croisent enfin. Mon pressentiment ne m’a pas trahi. Je savais que ce voyage se révélerait passionnant.