Arsène Lupin a le plaisir de vous soumettre à un impôt sur la fortune.
Si, au dernier coup de minuit du vieux siècle, vous ne me remettez pas 1 750 000 francs, je vous donne ma parole d’honneur que votre château volera en éclats avec tout ce qu’il contient. Demain soir, à onze heures et demie dernier délai, veuillez sortir de la maison ou, si bon vous semble, enfermez-vous dans votre cabinet de travail, d’où il vous sera interdit de sortir avant l’avènement du XXe siècle. Laissez le sac contenant l’argent dans la salle à manger.
Ne vous avisez surtout pas de négliger une seule de ces conditions. Et que Dieu vous garde de prévenir la police – dans ce cas précis, le mécanisme de la machine infernale se mettrait en marche avant le délai prévu, et l’entière responsabilité vous en incomberait. Ce n’est pas moi qui serais le meurtrier mais votre cupidité.
Et maintenant, pour que vous ayez de quoi occuper votre esprit, voici une petite devinette, dans laquelle est chiffré l’endroit où se trouve le projectile.
24b, 25b, 18n, 24b, 25b, 23b, 24b
Si vous résolvez l’énigme et découvrez la cachette, tant mieux pour vous. Vous pourrez garder votre argent, car l’acuité d’esprit mérite d’être récompensée. Le mécanisme d’horlogerie se débranche par un simple tour sur la gauche de la poignée rouge.
Ainsi, comme disent les vendeurs de billets de loterie : « Jouez et gagnez ! »
Sur ce, veuillez croire en l’assurance de mon plus profond respect,
A.L.
— Quelle honte ! ne pus-je m’empêcher de dire. Il joue avec vous comme le chat avec la souris ! Vous avez bien fait, sir, de vous adresser à nous. Holmes, cher ami, vous devez absolument résoudre l’énigme. Cette fripouille doit en être pour ses frais !
Des Essars regarda le détective avec une crainte mêlée d’espoir.
— En cela réside toute mon attention, balbutia-t-il, voulant sans doute dire « toute mon attente ».
Holmes fronça les sourcils d’un air pensif.
— Trois questions, monsieur. La première : pourquoi très précisément un million sept cent cinquante mille francs ? Généralement, les maîtres chanteurs préfèrent les sommes rondes. La deuxième : que signifie le passage souligné « avec tout ce qu’il contient » ? Enfin, la troisième : de quel meurtre s’agit-il ? Connaissez-vous les réponses à ces questions ?
Des Essars poussa un soupir à fendre l’âme.
— Oh oui, cher monsieur Holmes. Je ne les connais que trop bien. J’ai sur mon compte en banque la somme exacte de un million sept cent cinquante mille francs. C’est tout mon capital. Hélas, nous, les des Essars, ne sommes plus aussi fabuleusement riches qu’autrefois. Les lubies de papa et l’absence de sens pratique de mère ont passablement écorné notre fortune. Les joyaux familiaux provenant du coffre de Jean-François (il montra le portrait de l’ancêtre au nez camus) ont été depuis longtemps réalisés, et l’argent a été en majeure partie dépensé. Je suppose que Lupin s’est intéressé au château du Vau-Garni après avoir entendu parler du fameux coffre de corsaire. Mais, comme vous le voyez, il ne demande dans sa lettre ni diamants ni émeraudes. Il sait qu’il n’y en a plus. Et, en indiquant cette somme précise au franc près, il tient à démontrer qu’il est parfaitement au courant de ma situation financière. Il est décidé à me mettre sur le foin ! Pardon, sur la paille !
— Dans ce cas, permettez-moi une question supplémentaire. (Holmes embrassa la pièce d’un regard circulaire.) Combien vaut cette maison ?
— Trois cent mille francs, je pense.
Mon regard croisa celui de Holmes.
— Ecoutez, sir, fis-je en souriant malgré moi. La maison vaut donc presque six fois moins que la somme exigée. Pourquoi donner beaucoup quand on peut se limiter à un moindre sacrifice ? Sans compter que, dans les pays civilisés, les biens immobiliers sont généralement assurés.
— Le château est assuré, et très exactement pour trois cent mille francs, confirma des Essars, me laissant dans une totale incompréhension.
— Un instant, Watson, dit Holmes en m’effleurant le bras. M. des Essars n’a pas encore répondu à mes deux autres questions.
Des larmes perlèrent aux yeux du maître de maison. Il tira un mouchoir de sa poche, se moucha bruyamment et dit en gémissant :
— Ce n’est pas la maison qui est en cause ! C’est… Non, je ne peux… Venez, vous verrez tout de vos propres yeux.
Il bondit de sa chaise et s’engagea à petits pas pressés dans un étroit couloir, rétréci par la présence de placards de part et d’autre.
Après avoir échangé un regard, nous partîmes à sa suite.
IV
Le couloir nous mena à un escalier, que nous gravîmes jusqu’au deuxième étage, où nous nous retrouvâmes dans une vaste pièce : le « salon des divans », ainsi que l’appelait le maître des lieux. Et, de fait, tout le long des murs s’alignaient divans et fauteuils. Essoufflé par l’ascension, des Essars se laissa choir dans l’un d’eux et se mit à happer l’air, la bouche ouverte.
— Tout de suite… Une minute… C’est le cśur…
Holmes regarda autour de lui et, indiquant une porte dans le coin le plus reculé de la pièce, demanda :
— Si je m’oriente bien, c’est l’entrée de la grande tour qui a été ajoutée du côté nord de la maison ? C’est là que vous nous conduisez ?
— Oui. C’est la bibliothèque. Mais vous irez sans moi. Je ne peux pas.
Le maître de maison tapota sa bedaine et ses hanches rebondies, geste qui me sembla étrange. Mais l’explication suivit aussitôt :
— Le passage est trop étroit. Encore une invention de papa. Mère se distinguait par sa forte corpulence, alors que lui-même était de complexion menue. Il s’est donc construit ce refuge, où il se retirait lors des scènes de ménage. Après la mort de papa, tout est resté en l’état. Mère voulait élargir la galerie, mais, d’après l’architecte, cela risquait de provoquer des fissures dans la maçonnerie. (Des Essars eut un sourire triste.) Il y eut un temps où, moi aussi, je me réfugiais dans la bibliothèque pour échapper aux foudres de feu mon épouse, mais voici maintenant une quinzaine d’années que j’ai cessé de me faufiler à travers ce… j’ai oublié le mot… goulot.
— Goulet, corrigea Holmes, qui avait tout écouté avec un air hautement intéressé. Mais poursuivez, poursuivez !
— Aujourd’hui, c’est ma fille qui s’y cache de moi quand je crie et que je la gronde. Je suis irascible et souvent, trop souvent, j’ai accablé la pauvre petite de reproches, pour la plupart futiles et injustifiés.
Des Essars cilla des paupières, un flot de larmes jaillit de ses yeux. Il dissimula son visage derrière son mouchoir.
— Pourquoi parlez-vous au passé ? Qu’est-il arrivé ? demandai-je.
— Il y a trois jours, nous nous sommes de nouveau querellés, dit-il entre ses larmes, d’une voix assourdie par le mouchoir. J’ai poursuivi Eugénie jusqu’ici, et, quand elle s’est faufilée dans la bibliothèque, j’ai continué, j’ai continué à lui crier toutes sortes de choses blessantes. Je ne me rappelle même plus pour quelle raison je me suis pris à elle de cette manière.
— « Je m’en suis pris à elle », rectifiai-je machinalement.
— Le temps que l’orage passe, Eugénie a décidé de prendre un livre. Elle a approché l’escabeau des rayonnages – ils vont jusqu’au plafond. Et elle est tombée ! De tout en haut ! C’était affreux ! J’ai entendu un terrible fracas, des cris, mais j’étais dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit : cette maudite bedaine m’en empêchait…
Avant d’entendre la suite du récit, il fallut laisser passer une nouvelle crise de larmes.
— La pauvre petite s’est brisé le dos et la nuque… Quand les domestiques ont voulu la relever, elle a poussé de tels hurlements de douleur que j’ai donné l’ordre qu’on la laisse sur place. Autrefois, il aurait fallu s’en remettre au médecin de la ville. Mais, comme vous le savez, la maison est pourvue du téléphone, et, depuis l’année dernière, le central téléphonique dispose de l’interurbain. On m’a mis en liaison avec le professeur Lebrun, le plus illustre neurochirurgien de Paris. Vive le progrès ! Après avoir attentivement écouté mon récit, à vrai dire quelque peu décousu, le professeur ne voulut savoir qu’une seule chose : le sol de la bibliothèque était-il en pierre ? Quand j’ai répondu qu’il était en bois, M. Lebrun a dit : « C’est très bien. Ainsi, elle ne risque pas de prendre froid. Chauffez la pièce, installez la jeune fille sur le dos, le plus confortablement possible. Qu’elle ne remue pas et que sous aucun prétexte on ne lui place quelque chose sous la tête. Ne lui donnez ni à boire ni à manger. J’arrive par le premier train. »