— Mon Dieu… murmura soudain Holmes. Mais c’est abominable !
— En effet, un trauma de la colonne vertébrale, ce n’est pas de la plaisanterie, renchéris-je. Dans ma pratique de médecin, j’ai été confronté à des cas très sérieux de…
— Ah, Watson, ce n’est pas de trauma que je parle ! m’interrompit mon ami avec une émotion qui me surprit. Vous voulez dire, sir, que votre fille est toujours dans la bibliothèque ?
— Et c’est tout le problème ! On ne peut absolument pas la sortir de là. Après avoir examiné Eugénie, le professeur a déclaré : « Il lui faut une immobilisation absolue. Pendant au minimum deux semaines. Il y a une chance pour que la vertèbre fêlée se ressoude sans pincer la moelle épinière. Sinon, c’est la paralysie complète. » M. Lebrun est un saint ! Et il n’a pas seulement accepté de rester les deux semaines auprès d’Eugénie et de s’occuper d’elle personnellement ! Quand je lui ai parlé de la machine infernale (je ne pouvais évidemment pas faire autrement), il m’a répondu : « Nous ne pouvons pas transporter la patiente sur une civière, celle-ci ne passerait pas la porte. Ce qui veut dire que la jeune fille doit rester là où elle est. Et je resterai aussi, au nom du serment d’Hippocrate. » Il a libéré son assistante chargée du rôle de garde-malade et est resté seul. Voilà quel genre d’homme est M. Lebrun !
— En effet, dit Holmes en plissant les yeux. Et le professeur est actuellement là ?
— Bien sûr. Vous pourrez vous-même discuter avec lui.
Des Essars essuya ses lunettes, sans lesquelles son visage poupin parut encore plus vulnérable.
— Eh bien, voilà, maintenant vous savez tout, reprit-il. Je ne peux pas sacrifier la maison, et Lupin le sait parfaitement. En vous demandant votre aide, c’est à un ultime espoir que je me raccroche. Mais le directeur de la banque a déjà préparé l’argent. Si vous ne résolvez pas l’énigme de Lupin, je lui donnerai tout ce que je possède… Ma fille et moi devrons vivre modestement, nous vendrons la propriété familiale. Qu’importe, du moment qu’Eugénie ne reste pas paralysée… Ah, autre chose ! se rappela-t-il brusquement. Ma fille ignore tout de la machine infernale. Le professeur a interdit qu’on lui en parle. La petite ne doit subir aucune contrariété.
— C’est clair. Allons-y, Watson. (Holmes ouvrit la porte et resta figé devant la tranchée courbe qui servait de passage et qui devait mesurer dix pieds de long et moins d’un pied de large.) Moi, je passe sans difficulté, mais vous, attention de ne pas rester bloqué. Vous allez devoir vous glisser de côté. Un passage qui va vous faire passer le goût du porter et du porridge.
Le jeu de mots était, d’une part, assez piètre et, d’autre part, injuste. Certes, je ne suis pas maigre comme certains, mais grâce à ma pratique régulière du sport, je n’ai pas une once de graisse superflue. Et Holmes le savait fort bien.
Sur le point d’introduire son corps long et fin dans la galerie, Holmes se retourna et vit le maître de maison se diriger vers la sortie.
— Où allez-vous, sir ? Attendez ici. Je pourrais avoir besoin de vous pour certaines précisions.
Des Essars se balançait d’un pied sur l’autre, l’air étrangement gêné.
— Il est déjà presque une heure de l’après-midi, bredouilla-t-il en détournant le regard. Je dois être à l’arrivée du train de Paris… Je serai de retour dans une demi-heure. Si besoin est, vous pouvez téléphoner au régisseur. Vous n’avez qu’à tourner une fois la manivelle, et il décrochera aussitôt l’appareil…
— Pourquoi le train de Paris ? m’étonnai-je. Vous attendez quelqu’un d’autre ?
— Mister Eraste Fandorine. C’est un célèbre détective américain. J’ai su par les journaux qu’il se trouvait à Paris, et je lui ai demandé son concours, balbutia des Essars en piquant un fard. Tout d’abord, je n’étais pas certain que mister Holmes viendrait… Et ensuite, deux têtes valent mieux qu’une. C’est bien comme cela que l’on dit ?
Ecumant de rage, je m’écriai :
— Ecoutez, c’est proprement scandaleux ! On n’agit pas ainsi avec Sherlock Holmes ! Où allez-vous ? Revenez immédiatement !
— Je reviens… Une demi-heure, pas plus, marmonna notre client en reculant en direction de la porte. Un repas froid est servi dans la salle à manger. Il y a du vin, des hors-d’śuvre… Nous nous mettrons tous autour de la table pour discuter, peser le pour et le contre…
Il se faufila dans le couloir et disparut.
Bouillant de colère, je me tournai vers Holmes et vis que celui-ci riait sous cape.
— Apparemment, nous n’étions pas tout à fait l’ultime espoir de M. des Essars. C’est ce qu’on appelle un vrai Français, Watson ! Il ne mise jamais sur un seul tableau.
— Je propose d’appeler immédiatement un cocher et de retourner au port, dis-je. La perte de tout son capital bancaire apprendra à ce goujat comment on se conduit avec Sherlock Holmes. Nous verrons bien si cet obscur Américain peut l’aider !
— Eraste Fandorine n’est pas américain, mais russe.
— C’est encore mieux, dis-je en haussant les épaules. Un Russe ! J’imagine ce que ce doit être comme détective. Le crime du siècle en Russie, vous savez ce que c’est ? Un ours qui a volé un tonneau de vodka à un boyard. Non, franchement, Holmes, partons.
— Pour rien au monde ! Désormais, la tâche qui m’attend devient encore plus intéressante. Fandorine est un détective extrêmement expérimenté, je m’intéresse depuis longtemps à ses exploits. Ces derniers temps, il vit en Amérique, où il a mené quelques opérations des plus singulières. Ce qui me manque le plus dans mon activité de détective, c’est l’émulation intellectuelle. Avec qui voulez-vous que je rivalise, avec l’inspecteur Lestrade ? (Il se frotta les mains, goûtant d’avance son plaisir.) Et vous voudriez que je renonce à une telle affaire ! Avec, d’un côté, le plus ingénieux des criminels français, qui, en outre, nous donne à résoudre un formidable casse-tête, et, de l’autre, un concurrent digne de ce nom ! Ne perdons pas de temps. Nous avons sur Fandorine un avantage d’une demi-heure. Mettons-le à profit !
Et Holmes plongea dans l’étroit passage.
Je franchis le défilé moins lestement que lui. Alors que mon ami était déjà dans la bibliothèque, je continuais péniblement d’avancer de côté. Les boutons de ma redingote frottaient contre le mur, l’un d’eux s’arracha même, et je dois avouer que, plus d’une fois, je maudis feu des Essars père.
Mais quand enfin je me retrouvai à l’intérieur de la tour, à mes yeux s’offrit un spectacle tel qu’instantanément toute mon irritation se volatilisa.
Au premier abord, je n’eus pas le loisir de bien voir l’agencement de la pièce circulaire – je remarquai seulement que du feu brûlait dans la cheminée et que, à l’exception des fenêtres, toute la surface murale était occupée par des rayonnages de livres. Mais je ne cherchai pas à regarder autour de moi, car toute mon attention fut d’emblée captivée par la silhouette étendue par terre, bras déployés au-dessus de la tête. C’est une image que je n’oublierai jamais !