En fait, rien de particulier. Des flacons, des tubes, des pinceaux. Bref, un assortiment complet d’accessoires de maquillage.
— Papa ne m’autorise pas à me maquiller. Alors, je le fais en cachette, expliqua la demoiselle. Et la dernière fois, ce n’est pas non plus pour prendre un livre que je suis montée… Trouvez le miroir, je voudrais voir à quoi je ressemble.
Son visage prit cette expression concentrée qu’ont toutes les femmes quand elles se regardent dans une glace – à la fois mécontente et pleine d’espoir.
— Quel cauchemar ! lâcha Eugénie d’une voix abattue. Encore pire que ce que je craignais. Et papa a dit qu’il y aurait d’autres invités, un monsieur qui vient d’Amérique. Je vous en conjure, docteur Watson, aidez-moi ! Tenez, prenez le fard à joues. Là, cette petite boîte ronde, oui c’est ça. Plongez-y le pinceau. Non, pas si fort. Maintenant, passez-le-moi juste en dessous des pommettes. Montrez-moi. Ah, non ! Il y en a beaucoup trop. Essuyez avec une serviette… Bon, allez, ça ira. Maintenant, le rouge à lèvres…
J’obéis scrupuleusement à tous les ordres de miss des Essars, le cśur serré par un sentiment mêlé de compassion et d’admiration. Ah, les femmes ! Elles recèlent en elles tant de courage et de fermeté d’esprit qu’il serait temps que nous autres hommes en prenions de la graine. Et cela, c’est une chose que ne comprendra jamais mon brillant ami, avec sa ridicule aversion pour les femmes.
— La lèvre inférieure, vite ! me pressa Eugénie. J’entends des pas dans le salon des divans. Le nouvel invité est déjà là ! Rangez vite le coffret !
J’eus à peine le temps de cacher la petite boîte derrière mon dos que, de l’étroit passage, surgissait un gentleman aux cheveux lisses séparés par une raie impeccable et dont la noirceur tranchait avec ses tempes grisonnantes.
— Mes hommages, mademoiselle. B-bonjour, messieurs, dit-il en français avec un très léger bégaiement. Mon nom est Fandorine. Eraste Fandorine.
V
Ma première impression de cet homme ne fut pas des plus favorables. Poseur, trop soigneusement vêtu, et l’on voyait immédiatement qu’il se considérait lui-même comme un très bel homme. Si je n’avais su son origine, je n’aurais pas douté un seul instant d’avoir devant moi un Français.
J’eus l’impression que le nouveau venu ne s’attendait pas à voir autant de monde dans la tour ; en tout cas, il nous regarda avec une certaine perplexité.
Je me présentai, et Holmes commença à faire de même mais ne termina pas, car l’attention du Russe fut distraite. Derrière lui, en effet, on entendit souffler et gémir : quelqu’un essayait apparemment de se glisser dans l’étroite galerie et éprouvait pour ce faire de sérieuses difficultés. Je pensai que M. des Essars avait coûte que coûte décidé de rejoindre sa fille (tentative vouée d’avance à l’échec, vu son embonpoint). Mais je me trompais.
S’étant excusé, mister Fandorine tendit la main dans le passage et en tira un Asiate de petite taille mais de robuste constitution, vêtu d’un complet à carreaux de belle qualité. L’homme se secoua, remettant en ordre son costume froissé, et nous salua tous avec une grande dignité.
— … Sherlock Holmes, pour vous servir, prononça calmement mon ami, comme si personne ne l’avait interrompu.
Je ne cacherai pas le plaisir que j’éprouvai en voyant le joli visage du Russe se décomposer sous l’effet de la surprise.
— Sh-Sherlock Holmes ? Le f-fameux Sherlock Holmes ? bredouilla-t-il, cette fois en anglais. Et vous, vous êtes donc le fameux docteur Watson ?
Je saluai d’un mouvement de tête empreint d’ironie. Apparemment, M. des Essars ne s’était pas seulement joué de nous deux, Holmes et moi.
Fandorine se tourna vers la porte, comme s’il attendait des explications de la part du maître des lieux. Et celles-ci ne tardèrent pas à suivre.
— Je vous prie de m’excuser ! retentit sourdement, comme à travers un tuyau, la voix de des Essars, qui, de toute évidence, avait passé la tête dans le petit couloir. Je voulais vous prévenir en route, mais j’ai eu peur que vous ne repartiez ! Mister Holmes est heureux d’avoir l’occasion de travailler main dans la main avec vous. J’espère que, de votre côté, vous n’avez rien non plus contre mister Holmes !
— Non, non, bien au contraire ! Je suis ravi et même f-flatté, dit le Russe. Simplement, c’est quelque peu inattendu…
Il afficha un large sourire, qui donna l’impression de sonner faux.
— Voilà qui est parfait ! cria le châtelain avec enthousiasme. Je savais, messieurs, que vous me pardonneriez cette petite intrigue. Pour le bien de la malheureuse jeune fille que vous avez devant vous !
Miss Eugénie, tout en dévisageant de ses jolies mirettes le beau Russe bégayant, demanda à haute voix :
— De quelle intrigue parles-tu, papa ? Et ces messieurs sont vraiment là pour travailler et non pour fêter la nouvelle année ?
Nous échangeâmes tous des regards inquiets. Mais des Essars fit preuve de présence d’esprit.
— Cela concerne la réorganisation de la Société des amis de l’électricité. Mes invités sont comme moi des passionnés du progrès technique.
Fandorine déclara respectueusement :
— C’est la stricte vérité, miss.
Revenu de sa mauvaise surprise et ayant repris contenance, il se mit à parler avec l’aisance d’un homme du monde, poli et courtois.
— Je vous dois des excuses, messieurs, je ne vous ai pas encore présenté mon… (Il hésita un court instant.)… Mon ami et assistant, mister Massahiro Shibata. Il est japonais.
L’Asiate salua une seconde fois, après quoi il s’approcha et, avec solennité, nous serra la main, à moi d’abord, puis à Holmes.
— Heureux de faire votre connaissance. Votre méthode… m’a beaucoup appris, poursuivit le Russe, s’adressant à Holmes et évitant sagement le mot « déductive », qui aurait pu susciter des questions de la part de miss des Essars.
C’est alors que Lebrun revint dans la tour ; on lui présenta mister Fandorine.
— Votre abnégation vous honore, cher professeur, dit ce dernier, s’adressant au médecin. Si vous me le permettez, je vous poserai quelques questions un peu plus tard.
Puis ce fut au tour de ma modeste personne de recevoir un compliment.
— Très honoré docteur Watson, poursuivit le détective russe en se tournant vers moi, j’admire sincèrement vos t-talents littéraires. Je n’ai jamais rien lu de plus captivant que vos Mémoires.
Là, Shibata, l’air intéressé, lui posa une question dans un langage aux curieuses sonorités (je ne saurais même pas dire si c’était du russe ou du japonais). Fandorine lui répondit dans le même baragouin.
— Mais alors, vous êtes écrivain ? demanda miss Eugénie.
Quand je me penchai vers elle, sans attendre ma réponse, elle me demanda tout bas :
— Comment ai-je l’air ?
— Superbe, la rassurai-je.
C’était la stricte vérité ; grâce à mes efforts, maladroits certes mais consciencieux, elle avait sensiblement embelli : son visage était plus frais, sa bouche était joliment dessinée, pulpeuse. Je me dis que j’avais manqué ma vocation de maquilleur.
— Accroupissez-vous près de moi, sir, demanda miss des Essars au Russe. J’aimerais vous voir mieux.
Cette touchante spontanéité soulignait plus éloquemment que toute autre chose la tragique horreur de sa situation. Je remarquai un tremblement sur les lèvres de Fandorine, visiblement touché.
— Vos désirs sont des ordres, dit-il avec douceur en se mettant à genoux.
L’ayant attentivement dévisagé, Eugénie, avec cette même irrésistible candeur, déclara tout de go :
— Vous être très beau, sir. Vous savez, avant, je rêvais d’être aimée par un homme tel que vous, exactement : ni trop jeune ni trop vieux, solide et courageux, mais impérativement bien de sa personne et habillé de manière irréprochable… Ma situation présente des avantages, n’est-ce pas ? (Elle sourit tristement.) Je peux dire tout haut des choses absolument extravagantes et personne ne m’en tient rigueur.