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Fandorine essaya de répondre par une plaisanterie, même s’il était manifestement très ému :

— Bientôt vous serez debout, et vous devrez alors de nouveau observer les règles de la b-bienséance. Alors, profitez de votre liberté tant que vous en avez la possibilité.

Elle prononça d’une voix à peine audible :

— Vous êtes très bon. Tout le monde est bon avec moi. Mais je le sais, je le sens : jamais je ne me relèverai.

Lebrun, qui avait apparemment l’oreille très fine, s’approcha et s’écria avec colère :

— Quelle absurdité ! Vous allez suivre mes recommandations, et vous irez de nouveau danser au bal. Cela suffit, messieurs ! Votre présence perturbe la patiente. D’autant qu’il est temps de faire pipi. Je vous demande à tous de vous éloigner.

Ah, cette manière insupportable qu’ont certains représentants de ma profession d’user de termes triviaux !

Fandorine et moi nous relevâmes d’un même mouvement en évitant de regarder cette pauvre miss Eugénie afin de ne pas la gêner plus encore.

Pour être franc, j’étais au bord des larmes et j’avais une boule dans la gorge. Si, à cette minute, l’abominable maître chanteur qui avait osé mettre dans la balance la vie de cette adorable jeune fille m’était tombé entre les mains, je… Je ne sais tout simplement pas ce que j’en aurais fait.

Laissant le professeur seul avec la patiente, nous regagnâmes le rez-de-chaussée et la salle à manger, où l’on avait enlevé le linge qui couvrait le repas froid et les boissons.

Nonobstant les émotions et la situation tendue, je mourais de faim, si bien que je me jetai sur le pâté et le bśuf en gelée avec un appétit d’ogre. Holmes et Fandorine ne touchèrent pas à la nourriture, des Essars prit un morceau de pain, mais n’en avala même pas une bouchée. S’il n’y avait eu l’excellent mister Shibata pour se sustenter avec encore plus d’enthousiasme que moi, je me serais senti un peu honteux.

— J’ai de nouveau demandé par la fenêtre au régisseur si le criminel avait téléphoné, expliqua le maître de maison. Mais M. Bosco a secoué la tête. Vous êtes témoins, messieurs.

Des Essars faisait le service du mieux qu’il pouvait, remplissant les verres, distribuant les couverts, mais l’on voyait qu’il accomplissait cette tâche pour la première fois. Il renversa du vin, fit tomber une fourchette sous la table, froissa les serviettes. Personne ne s’offrit pour l’aider. Les deux détectives étaient plongés dans leurs pensées, et quant à M. Shibata et moi-même, nous étions trop affamés pour nous soucier du service.

J’avais une débordante envie d’agir. Il me suffisait de repenser à la malheureuse prisonnière de la tour pour que mon cśur se mette à bouillir d’indignation.

Puisque les deux détectives se taisaient, je pris l’initiative de rompre le silence.

— La question essentielle est la suivante : comment Lupin a-t-il appris l’existence d’une cachette susceptible d’abriter une bombe ? Il faut convoquer tous les domestiques qui travaillent au château depuis l’époque de votre père et soumettre chacun d’eux à un interrogatoire minutieux.

Le maître de maison écarta les mains, l’air désemparé.

— J’y ai pensé. La cuisinière et l’un des palefreniers sont à notre service depuis presque un demi-siècle. Mais comment se souvenir de tous ceux qui ont été mis à la porte au cours des quarante dernières années ? Car c’est peut-être quelqu’un qui a travaillé au Vau-Garni Dieu sait quand…

— Il se peut aussi que Lupin ait eu l’information de deuxième ou troisième main, fit remarquer Holmes.

Et Fandorine d’ajouter :

— Et n’oublions pas les m-maçons et les charpentiers embauchés par des Essars père pour l’aménagement de ses cachettes. Des curiosités de ce genre se racontent en famille et entre amis ; les gens adorent potiner sur les lubies des riches.

Tout cela était juste. J’accusai le coup, mais pas pour longtemps.

— Dans ce cas, que l’un de nous aille à la police. M. des Essars en connaît sûrement le chef.

Le maître de maison acquiesça de la tête, et je continuai :

— Discrètement, afin de ne pas alarmer Lupin, il faut placer un inspecteur compétent au central téléphonique. Quand le criminel appellera M. Bosco, on pourra déterminer quel appareil a été utilisé, et y envoyer les gendarmes. Souvenez-vous, Holmes, nous avions procédé de cette façon lorsque nous avons attrapé le maître chanteur de Kensington.

— Ne soyez pas naïf, Watson, rétorqua Holmes assez grossièrement. Arsène Lupin n’est pas le premier amateur venu. Il n’y aura aucun appel téléphonique. Ce n’est rien d’autre qu’une ruse pour détourner notre attention. Pour quelle raison Lupin appellerait-il ? Dans sa lettre, tout est exposé avec le maximum de précisions.

Le Russe hocha la tête : il était d’accord avec l’opinion de Holmes.

— Très bien ! fis-je, refusant de déposer les armes. Abordons l’affaire par un autre angle. Au lieu d’essayer d’atteindre directement Lupin, nous ferons porter tous nos efforts sur la recherche de la machine infernale. Nous avons le code, concentrons-nous dessus. Et n’oublions pas que le temps passe.

Sans nous donner le mot, nous nous tournâmes comme un seul homme vers la pendule. Elle indiquait deux heures cinq. Il restait dix heures avant l’explosion.

Le silence se fit, seul le Japonais faisait crisser son couteau en coupant du jambon.

— Sir, si vous n’y voyez pas d’objection, je proposerai la méthode suivante, déclara courtoisement Holmes en se tournant vers le Russe, comme si pas un seul mot n’avait été prononcé jusque-là. Je connais votre manière de travailler. Quant à vous, si j’ai bien compris, vous n’ignorez pas la mienne.

Fandorine acquiesça.

— Donc, je propose d’avancer indépendamment l’un de l’autre, continua mon ami. Vous procédez à votre guise, moi de même. Il me semble qu’en l’espèce ce sera plus efficace que d’agir conjointement. Voyons qui le premier parviendra à résoudre le problème.

— Parfait ! approuva le joli mignon. C’est exactement ce que je voulais p-proposer !

Le pauvre ! Apparemment, il s’apprêtait sérieusement à rivaliser avec Sherlock Holmes !

Les traits accusés de Holmes s’illuminèrent d’un sourire.

— Eh bien, puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus maintenant qu’à se restaurer, déclara-t-il en approchant de lui le rôti de porc froid. Watson, mon cher, versez-moi donc un peu de ce bourgogne.

Des Essars semblait également ravi que tout s’arrange aussi parfaitement.

— Après le repas, je vous conduirai aux chambres d’amis, où vous pourrez vous rafraîchir et vous changer si vous le souhaitez. A trois heures précises, je vous demande de descendre ici, dans la salle à manger. Nous effectuerons alors la visite de la maison. Peut-être remarquerez-vous des choses qui auront échappé à mon attention.

La tension retomba quelque peu.

Les couverts se mirent à tinter, les verres se remplirent de vin couleur rubis.

J’étais déjà rassasié et je pris un cigare. Mon voisin de table, mister Shibata, continuait pour sa part à se remplir la panse avec le même appétit.

Tout en jouant énergiquement des mandibules, il se tourna vers moi et demanda :

— Vous êtes assissutant et éclivain ?

Comprenant que cela signifiait : « Vous êtes assistant (de Holmes évidemment) et écrivain ? », je répondis positivement.