Le Japonais précisa :
— Vous déclivez les exiploits de votle masuta ?
Je dus réfléchir un moment avant de deviner que c’était sa manière de prononcer le mot master.
J’éclatai de rire.
— Oui, j’écris. Mais Holmes n’est pas mon maître. Il est mon ami.
Mais, apparemment, ce n’étaient pas mes rapports avec Holmes qui intéressaient mister Shibata. Il s’approcha de moi et, me fixant avec attention de ses petits yeux fendus, il demanda :
— Vous éclivez, et on vous paye de l’alzent ? Beaucoup ?
1- En français dans le texte. (N.d.T.)
Le court mais sublime voyage
des trois sages
(Extrait des Mémoires de Massahiro Shibata)
[…] Je regardai ce que j’avais déjà écrit et en fus très satisfait. Selon moi, le récit de nos aventures dans la ville de Paris et les descriptions de la nature dans le chapitre sur notre voyage en train étaient magnifiquement réussis. Et quand je relus la scène touchante sur la jeune fille aux cheveux jaunes clouée au sol, un torrent de larmes s’écoula de mes yeux.
Cependant, avant de continuer l’histoire vraie de l’élégant tanka composé par moi au château du Vau-Garni, le devoir de reconnaissance exige que je consacre quelques mots à Watson-senseï, qui non seulement m’a incité à prendre le pinceau, mais m’a aussi donné quelques conseils inestimables concernant la profession d’écrivain.
Quand j’ai entendu que cet homme respectable gagnait infiniment plus d’argent avec ses śuvres que son compagnon avec ses enquêtes, le satori émergea en moi. Je compris que je pouvais faire la même chose ! Par son intelligence et sa vaillance, Fandorine-dono ne le cède en rien à Sherlock Holmes, mon maître a une volonté de fer et sa Voie est droite et claire. Et je décidai : qu’il poursuive son combat contre les malfaiteurs de la terre, je continuerai à l’aider dans la mesure de mes modestes forces, mais à partir de maintenant je noterai tout, tout, tout. Je publierai un merveilleux livre qui nous rendra tous les deux célèbres dans le monde entier et nous rapportera tant d’argent que nous pourrons nous retirer des affaires et abandonner les malfaiteurs à leur propre karma.
Mais Watson-senseï m’a dit que les digressions ne devaient pas être trop longues, sous peine de lasser le lecteur, c’est pourquoi je reviens à la discussion qui eut lieu après le repas dont la description fait l’objet du chapitre précédent.
Touché par la délicatesse de mon maître, qui m’avait présenté non pas comme son serviteur mais comme son ami, j’étais ému au point d’en avoir l’appétit coupé, mais j’écoutais très attentivement la conversation, vu qu’elle se tenait en anglais et qu’après des années passées en Amérique je maîtrise parfaitement cette langue.
— Est-il vrai que vous avez beaucoup voyagé en Orient et même vécu au Tibet ? demanda Fandorine-dono à Holmes au nez crochu.
— Oui. Et j’y ai fait pas mal de découvertes essentielles. La plus importante réside en cela que notre âme et notre corps sont considérablement plus puissants qu’il ne le paraît aux Occidentaux. Il suffit de trouver en soi l’accès à la source de la force, dit le détective anglais.
Je compris immédiatement que j’avais effectivement devant moi un homme d’une grande sagesse. Ah, quel livre je pourrais écrire sur ce sujet, si j’avais le talent de Watson !
Je l’aurais avec plaisir écouté encore, mais à cet instant le châtelain (j’ai déjà dit que son visage ressemble terriblement à une galette de riz et que sa voix aiguë rappelle un chat qui miaule) a tenu à mettre son grain de sel :
— Arsène Lupin a aussi son propre écrivain : M. Leblanc. Des écrivains pareils, moi, je les mettrais en prison ! Si l’on sait où se cache un criminel, on doit en informer la police !
— Holmes maîtrise avec brio l’art martial japonais appelé baritsu, déclara Watson-senseï. Evidemment, vous le connaissez, mister Shibata.
Non, je n’ai jamais entendu parler du baritsu, je ne vois même pas avec quels idéogrammes on peut écrire ce mot. A ce qu’il me sembla, les paroles du docteur ne firent guère plaisir à son ami ; en tout cas, celui-ci grimaça.
— Arsène Lupin lui aussi pratique une lutte orientale très subtile : le jitsu, intervint à nouveau Desu-san (cet homme a un nom trop long pour que je l’écrive à chaque fois en entier). Il se vante de pouvoir à lui tout seul mettre en pièces trois hommes à la fois. Mister Fandorine, je viens seulement d’apprendre en vous accompagnant ici que vous n’étiez pas américain, mais russe. Arsène Lupin est aussi allé en Russie. On a raconté dans les journaux qu’il avait dérobé un million à la caisse du Trésor public. A Pétersbourg, on doit encore en parler, non ?
— Tout le monde a oublié, dit mon maître. En Russie, les caisses du Trésor en ont vu d’autres. Mister Holmes, je voulais vous interroger sur l’organisation criminelle du professeur Moriarty. Dans ses Mémoires, le docteur Watson est peu loquace à ce sujet, or je m’intéresse beaucoup au problème des sociétés c-criminelles.
— Je n’ai fait que suivre les instructions de Holmes, fit Watson-senseï en lissant ses moustaches. Il m’a interdit d’entrer dans les détails.
Le détective anglais hocha la tête.
— Je vous dirai tout ce que je sais. Une fois que nous aurons terminé cette petite enquête. Quant à moi, j’aimerais à mon tour connaître les détails de l’affaire du docteur Lind. Est-il vrai qu’il était un véritable génie de la métamorphose ?
— Oh, que oui !
— C’est curieux. J’ai moi-même quelques raisons de m’enorgueillir de mes talents en ce domaine, dit Holmes avec suffisance.
Je retins un sourire. S’il savait devant qui il était en train de se vanter !
Desu-san prononça d’un ton morose :
— Lupin est aussi un as du camouflage. On dit de lui qu’il peut à loisir changer d’âge, de démarche, de voix. Et même de taille !
Il y a un proverbe russe qui dit : « Le pouilleux ne sait parler que du bain. » Cela s’appliquait parfaitement à notre hôte, incapable de parler d’autre chose que de Lupin. Le pauvre bougre, bien sûr, on pouvait le comprendre, mais il commençait à être assommant, car il m’empêchait d’écouter la discussion de gens intelligents.
— Ce n’est pas le plus compliqué, répondit poliment mon maître. Lind pouvait sans difficulté changer de sexe. Personnellement, je ne m’y suis jamais risqué.
— Vous devriez me voir dans le rôle d’une vieille femme ! fit Holmes en s’esclaffant.
Il avait à la bouche une pipe courbe, et quand il avait aboyé « ha, ha, ha ! », l’un après l’autre des flocons de fumée s’étaient échappés de ses lèvres.
Le maître de maison ouvrit la bouche (sans doute voulait-il encore parler de son Lupin), mais au même instant (Watson-senseï m’a expliqué que cette formule était très importante : « mais au même instant ») retentit la sonnerie du téléphone posé sur une console.
Desu-san bondit en renversant son verre de vin et se jeta sur l’appareil.
Mon français n’est malheureusement pas bon, et je ne compris pas ce que disait Desu-san dans le cornet. Il est vrai qu’il écoutait surtout et s’écriait à intervalles réguliers « merd, merd ! », sans doute quelque chose dans le genre de notre « haï ».
Ayant terminé la conversation, il dit, en proie à une grande agitation :
— C’était Bosco ! Vous vous êtes trompés, messieurs. Lupin a tout de même appelé ! Il sait tout ! Il a demandé qu’on salue de sa part MM. Holmes et Fandorine ! Il a dit qu’il ne me tenait pas rigueur de vous avoir prévenus puisque les règles du jeu n’interdisent pas de recourir à l’aide de détectives privés. Mais ses exigences restent inchangées : à onze heures et demie, vous devez quitter la maison. Il a ajouté qu’il était heureux de l’occasion qui lui était donnée de croiser le fer avec de tels adversaires.