— Là-bas, c’est aussi du vin ? demanda Fandorine en montrant les énormes tonneaux de chêne alignés contre le mur le plus éloigné.
— Ils sont vides. Bosco a regardé à l’intérieur. Vous pensez qu’il aurait fallu les déplacer ? Vous savez, ils sont couverts d’une épaisse couche de poussière qui montre que personne n’y a touché !
Nous passâmes la chaufferie au peigne fin, sans oublier d’éclairer l’intérieur de la chaudière.
Nous explorâmes la cuisine, où jadis avait été installé un monte-plat hydraulique communiquant directement avec la salle à manger située juste au-dessus. Aujourd’hui le mécanisme (« la fierté de papa ») était hors d’usage.
Plus nous nous enfoncions dans les profondeurs de la cave, plus régnait le désordre.
Dans l’une des pièces, étaient entassés des meubles cassés. Dans une autre, c’étaient d’étranges poupées de taille humaine, avec des moustaches en étoupe et des boutons en guise d’yeux. Elles étaient bourrées de ouate et des tasseaux leur servaient de jambes.
Je soulevai l’une d’elles. Elle se révéla étonnamment légère.
— Tout cela provient de la garde-robe de papa. Il tenait à ce que ses redingotes et ses fracs soient impeccables et sans le moindre faux pli. Vous pensez que ces mannequins pourraient avoir un rapport avec le code ?
La poussière me fit éternuer.
— J’en doute, répondit Holmes à ma place. Continuons, continuons.
Après, se trouvait un débarras, où s’accumulaient pêle-mêle cages et chausse-trapes. A des crochets pendaient quantité de filets à la destination obscure.
— C’est tout ce qu’il reste de la ménagerie de papa, dit des Essars d’un ton triste. Je vous en ai déjà parlé. Jadis, le parc abritait un petit zoo où vivaient des animaux sauvages que papa avait lui-même attrapés.
Fandorine ramassa un curieux lacet en fin fil de soie, qui se logeait facilement dans le creux de sa main.
— Excellent p-piège à sangliers. Et celui-là, c’est pour les loups.
— Vous vous y entendez en instruments de capture ? demanda vivement Holmes.
Ah, comme je connaissais bien ce ton envieux ! Je savais que mon ami ne pouvait supporter la chasse et tout ce qui y était lié, mais ce qui lui était surtout insupportable, c’était l’idée qu’il y eût des domaines où quelqu’un puisse en savoir plus que lui. Je suppose que c’est précisément en cela qu’il faut chercher la raison de l’érudition, à la fois si hétéroclite et en même temps fragmentaire, de Sherlock Holmes.
— Un peu, répondit le Russe. J’ai en mon temps participé à une expédition de chasse au tigre de l’Oussouri et j’ai appris quelques petites choses au contact des chasseurs s-sibériens.
Dans les yeux de Holmes brilla une lueur d’envie non dissimulée. Je ne pus retenir un sourire.
— Vous pensez qu’il faut chercher ici la clé de l’énigme ?
Des Essars observait intensément l’habileté avec laquelle les doigts de Fandorine pinçaient une à une les mailles d’un filet de soie.
Mais le Russe secoua négativement la tête, et nous repartîmes. Il nous rattrapa au tournant suivant, sur le seuil d’une grande pièce, qui, de toute évidence, était autrefois luxueusement aménagée. Un vieux tapis élimé couvrait le sol et, dans un coin, une ottomane aux couleurs passées achevait sa carrière.
— C’est ici que papa venait fumer l’opium, expliqua le châtelain avec un sourire un peu gêné. Dans ce temps-là, ce n’était pas considéré comme quelque chose de répréhensible. Rappelez-vous le comte de Monte-Cristo, la belle Haydée et bien d’autres. Vous voyez, il y a ici toute une collection de pipes.
Je jetai un regard en biais à Holmes qui examinait avec intérêt une petite armoire vitrée. Après avoir demandé l’autorisation de l’ouvrir, il prit entre deux doigts un chibouk persan en bois jaune.
— C’est pour une certaine sorte de haschich, j’en ai vu de semblables à Kandahar, marmonna-t-il.
— Vous vous y entendez en substances narcotiques ? demanda avec intérêt Fandorine, montrant par là même qu’il n’avait pas lu mon Etude en rouge, où je mentionne la funeste habitude dont mon ami s’est par la suite débarrassé avec tant de mal.
Des Essars, lui, s’écria :
— Ah, ah, cette pièce vous semble suspecte à vous aussi ! Je l’ai inspectée centimètre par centimètre, sans rien découvrir !
Mais Holmes garda le silence, et nous poursuivîmes notre visite.
Je continuais d’accorder une attention particulière aux murs et au plafond, particulièrement bas dans la cave. Il faut préciser que les parois des escaliers et des couloirs étaient blanchies à la chaux, ce qui m’obligeait à m’essuyer régulièrement les mains avec un mouchoir. Mais, plusieurs fois, je surpris sur moi le regard approbateur de Holmes, ce qui m’incitait à poursuivre mes investigations avec un zèle redoublé. Lui-même examinait de temps en temps des fragments de mur à la loupe.
La visite dura très longtemps et, malheureusement, ne donna rien. A marcher ainsi lentement, mes jambes commençaient à ressentir la fatigue, et notre mollasson de guide, quant à lui, était carrément à bout de forces.
Quand nous remontâmes au rez-de-chaussée, il s’avéra que le jour, si court en cette saison, avait touché à sa fin : dehors, il faisait tout à fait nuit, et des Essars, actionnant l’interrupteur général, alluma la lumière dans toute la maison.
— Mon Dieu, il est déjà six heures passées ! gémit-il. Je vous laisse, messieurs. J’espère que vous résoudrez cette maudite énigme, mais je ne peux mettre en danger la vie de ma fille. Je vais à la banque chercher l’argent. Le directeur m’attend. Il a certainement hâte un soir comme celui-ci de se retrouver au plus vite en famille. Faites comme chez vous. Vous savez comment joindre Bosco.
A peine des Essars fut-il parti que nous nous séparâmes de nos alliés (mais ne serait-il pas plus juste de dire nos « concurrents » ?). Fandorine et le Japonais montèrent à leur chambre, sans doute pour étudier leur plan d’action. Holmes, lui, me retint par la manche, de sorte que nous restâmes dans l’escalier.
— Nous monterons aussi, mais un peu plus tard, souffla-t-il en parcourant du regard les murs et le plafond.
Il faut dire que, durant toute la visite, il n’avait pas cessé de regarder en l’air, au point que je m’étais même demandé s’il ne cherchait pas la cachette par là.
— A l’ouvrage, Watson. Il nous reste moins de six heures. Même s’il m’est avis que nous démêlerons l’écheveau en bien moins de temps que cela.
A ces mots, j’éprouvai un indicible soulagement, dans la mesure où je n’avais aucune idée de la façon d’aborder l’affaire. Trouver la cachette dans cette maison extravagante, encombrée d’un indescriptible bric-à-brac, me paraissait absolument impossible, en tout cas dans un délai aussi court.
A ce point du récit, il me faut décrire un événement douloureux pour mon amour-propre, dont la conséquence fut de m’éloigner pour un temps de l’enquête.
Voici comment les choses se passèrent.
— Par quoi commençons-nous ? m’écriai-je. Donnez vos ordres, je veux vous être utile !
— Vous vous rappelez l’affaire du caissier disparu ? demanda Holmes avec un sourire énigmatique.
— Je m’en souviens, évidemment. Vous avez instantanément établi que le caissier ne s’était nullement enfui avec les clés du coffre, et, pour preuve, vous avez vous-même ouvert la chambre forte, où l’argent se trouvait toujours et parfaitement intact. Vous avez brillamment réalisé cette opération d’une grande complexité technique en utilisant mon phonendoscope.