Mais une minute passa, puis une autre, et les lampes ne se rallumaient toujours pas. J’avais bien des allumettes dans une poche, mais comment les prendre et les craquer quand une de mes mains tenait le violon, l’autre, l’étui contenant le précieux phonendosope ?
Il n’y avait rien à faire. Je tâtonnai du pied pour trouver la marche d’après, puis la suivante. Mais à la troisième, je glissai, et dévalai jusqu’en bas dans un fracas épouvantable.
Je me fis très mal à l’avant-bras et me cognai violemment le front, au point que je demeurai un certain temps sourd et aveugle ; même si sur ce dernier point je serais moins affirmatif dans la mesure où, dans ce noir complet, on ne voyait de toute façon rien.
Puis la lumière revint, et je découvris que j’étais étendu par terre. L’étui avec le violon avait voltigé d’un côté, l’étui contenant le phonendoscope de l’autre, mais, en plus, il s’était ouvert. Les tubes de caoutchouc pendaient désespérément au bord d’une marche comme autant de tiges mortes.
Je me pris la tête entre les mains.
C’est dans cet état pitoyable que me trouva Holmes, accouru du fond de la cave en entendant le bruit.
— Rien de cassé ? demanda-t-il aussitôt.
— Rien, à part le phonendoscope, répondis-je d’une voix entrecoupée et en fermant les yeux, accablé que j’étais par l’horreur de mon acte.
Holmes se mit à quatre pattes et, durant quelques secondes, tapota le dessus des marches. Il en ramassa quelques menus éclats de verre, et poussa un soupir. Il s’essuya les mains avec son mouchoir.
Toutefois, il ne paraissait pas abattu, mais plutôt pensif.
— Eh bien, après tout, peut-être eût-ce été malhonnête de vouloir élucider le dernier crime du XIXe siècle en utilisant une technique du XXe, dit-il, philosophe. Nous allons donc procéder à l’ancienne. Mais, pour commencer, trouvons l’harmonie.
Holmes prit son violon, vérifia qu’il était intact. Après un hochement de tête satisfait, il sortit du même étui un recueil de partitions, de petit format mais assez épais. Il l’ouvrit au hasard.
— Hum, Caprice de Paganini. Ce qui veut dire que l’affaire sera nerveuse mais de courte durée.
Il appelait cette divination par les notes le « diapason de l’enquête » et accordait une grande importance à ce rituel.
Il joua quelques mesures d’une impétuosité étourdissante, puis interrompit la mélodie et recommença à feuilleter le recueil.
— Seigneur, Holmes, est-ce bien le moment de jouer de la musique ? prononçai-je, au désespoir. J’ai tout gâché ! Jamais je ne me le pardonnerai ! Trouvez quelque chose ! Et laissez tomber vos…
— Chut ! me fit-il. Je suis précisément en train de réfléchir, et vous me dérangez.
Je me relevai en tenant mon bras meurtri. Apparemment, une énorme bosse était en train de se former sur mon front, mais les souffrances morales étaient bien pires que les douleurs physiques.
— Hé, Watson, vous avez le visage défait. Reposez-vous, je n’ai pas besoin de votre aide pour le moment… Non, non, ne protestez pas ! s’écria Holmes, coupant court à mes récriminations.
Je baissai la tête. Il était clair que j’avais perdu la confiance de mon ami et qu’il préférait poursuivre l’enquête sans moi. Mais, après ce qui venait de se passer, il était difficile de lui en vouloir.
Il redescendit dans la cave, tandis que je remontais à l’étage. La porte voisine de la nôtre était grande ouverte : Fandorine et Shibata étaient partis quelque part.
J’appliquai une compresse sur mon bras, j’enduisis mon front d’une pommade émolliente et m’étendis sur le lit. Les mots me manquent pour exprimer l’ampleur du désarroi qui était le mien.
Mais je ne restai pas plus d’un quart d’heure allongé. Holmes n’avait pas besoin de mon aide, soit, mais rester inactif m’était insupportable.
Je flânai aux premier et deuxième étages. Le fol espoir que, par un miracle, par un incroyable hasard, je pourrais découvrir ne serait-ce qu’un minuscule indice ou une empreinte quelconque me poussa à sonder de nouveau les murs. Je me mis même à quatre pattes pour voir si les lames du parquet ne se soulevaient pas, mais je perdis vite tout intérêt pour cette absurde occupation.
Soudain, mon oreille perçut un étrange claquement. Cela venait d’en bas.
Je descendis en courant au rez-de-chaussée.
De nouveau un bruit sec, accompagné d’un léger cliquetis. Tout près, comme si cela venait de la pièce voisine.
Je m’y ruai. C’était la salle de billard. Au premier abord, je notai seulement que quelque chose avait changé dans la pièce, puis je réalisai de quoi il s’agissait : sur les trois fenêtres, deux étaient aveugles ; on ne voyait rien au travers, pas même les vagues silhouettes des arbres. Je voulus m’approcher plus près pour élucider ce phénomène incompréhensible.
Brusquement, derrière la troisième fenêtre, qui donnait sur la pelouse, quelque chose se mit à grincer. Je m’y précipitai.
De l’autre côté de la croisée, M. Shibata me regardait. Après un léger salut, il me claqua au nez les volets de bois. On entendit un bruit métallique puis le grincement de la clé dans la serrure.
Voilà donc l’explication ! Le Japonais était en train de fermer les volets de l’extérieur. Je me souvins alors que Fandorine avait demandé ses clés à l’intendant. Qu’avait donc en tête le détective russe ?
Intrigué, je voulus aller dehors, mais la porte de la terrasse était fermée. L’issue la plus proche était l’entrée de service. J’y courus, tout en notant au passage que les fenêtres du rez-de-chaussée étaient toutes condamnées.
La porte de service ne s’ouvrait pas non plus. Je me précipitai alors à l’entrée principale, où je fus accueilli sur le seuil par M. Shibata, qui me barra le passage.
— Dze suis désolé, dit-il en s’inclinant respectueusement. Désolmais, pelsonne ne peut lentler et soltil. Mista Fandoline a fait de la maison une bouteille.
— Quoi ? m’étonnai-je.
— Une bouteille. Felmée. Toutes les fenêtles et les poltes sont felmées à clé. Il leste seulement un goulot, dit-il en montrant l’entrée d’honneur et en faisant mine de boire à la bouteille. Si le malfaiteur Liupin veut entler, il ne poulla passer que pal ici.
Cette mesure me parut assez stupide, mais mon humeur du moment ne me portait guère à critiquer les actions d’autrui. Il eût été difficile en cet instant de trouver à travers toute la planète un homme ayant de lui-même une opinion plus négative.
C’est pourquoi je me contentai d’acquiescer mollement avant de tourner bride.
— Dokuta Watson, dit l’Asiate, s’illuminant d’un sourire. Nous avons du temps. Dze voudlais vous poser des questions sul la littélatule. C’est possible ?
Il me prit par le coude et me conduisit dans la salle à manger. Je me laissai traîner sans réagir, après quoi je répondis pendant une bonne heure à toutes sortes de questions idiotes concernant le métier d’écrivain. Et tout cela sous le tic tac de la machine infernale ! Difficile d’imaginer plus absurde que cette scène ! J’avais l’impression que le monde était devenu fou, et moi avec lui.
Mais l’horloge de la cheminée sonna huit fois, et, sur le seuil, parut la silhouette de Holmes.
— Comment ça va, Watson ? demanda-t-il en regardant le Japonais avec curiosité. J’ai de nouveau besoin de votre aide. Si, bien entendu, votre état vous le permet.
Je fis un tel bond que j’en renversai ma chaise. Sans doute est-ce quelque chose dans ce genre que ressent le condamné à qui on annonce sa grâce.
— Il me le permet ! Je me sens merveilleusement bien ! Je vous jure, Holmes, que je n’ai jamais été plus en forme, bafouillai-je en le suivant dans le couloir. Mais racontez-moi donc où vous étiez et ce que vous avez fait pendant tout ce temps ! Avez vous réussi à progresser dans l’enquête ?