La nuit, comme par un fait exprès, était sans lune. Mais Fandorine avait repéré à présent le point blanc. La distance qui les en séparait s’amenuisait lentement, très lentement, peut-être de deux ou trois mètres par minute, mais s’amenuisait néanmoins.
Gassym à son tour aperçut l’ennemi.
— Eh, je vois, je vois ! beugla-t-il. Vogue par là-bas !
Il ouvrit le feu. De l’avis de Fandorine, c’était totalement inutile à pareille distance, qui plus est sans pouvoir viser correctement. Il se trompait cependant. L’adversaire devint nerveux. Il se contenta au début de riposter, puis son canot se mit à décrire des zigzags. La distance entre eux désormais diminuait plus vite.
— Tire, tire, l’encouragea Eraste Pétrovitch. Tu as beaucoup de munitions ?
Il dut répéter la question, car il n’était pas facile de couvrir le vacarme du moteur.
— J’ai toujours beaucoup les munitions ! lui fut-il répondu.
— Nous les rattrapons, nous les rattrapons, nous les rattrapons ! répétait Saadat comme une mécanique, sans s’apercevoir, sans doute, qu’elle bourrait l’épaule de Fandorine de coups de poing.
Soudain, une flamme jaillit à l’avant du Daimler des bandits. Eraste Pétrovitch crut d’abord que Gassym avait touché le réservoir d’essence. Mais alors se produisit un phénomène des plus étranges. Un lambeau de feu se détacha du canot, tomba dans la mer, et aussitôt les flots s’embrasèrent d’un halo bleuâtre. Celui-ci grandit, pour se changer en un véritable îlot de reflets dansants. Le vent en dispersa des étincelles à la surface des vagues, et de petits feux s’allumèrent en dix endroits différents.
— Quelle est cette diablerie ?! s’exclama Eraste Pétrovitch.
Il se souvint alors des propos de Choubine au sujet de la mer incendiée à Bibi-Heybat.
Le spectacle était inimaginable, incomparable, en même temps qu’angoissant et captivant.
Des papillons de feu bleutés volaient dans toutes les directions, et là où ils se posaient éclosaient aussitôt des parterres et des clairières de fleurs de même nuance.
Ce n’est pas une hallucination. Ce sont des gaz d’hydrocarbures qui remontent du fond, songea Fandorine. Mais cette explication scientifique ne rendait pas le tableau moins fabuleux.
— Mon Dieu, c-comme c’est beau ! murmura-t-il.
— C’est affreux ! gémit Saadat. Ils ont mis le feu à la mer ! Maintenant nous ne les rattraperons plus.
Gassym poussait des exclamations et tournait en tous sens sa tête au crâne rasé. D’étonnement, il avait cessé de tirer.
Fandorine jeta un coup d’śil en biais à Saadat. L’effet de la mer embrasée avait opéré sur son visage un prodige : Mme Validbekova s’était métamorphosée en Princesse-Cygne, telle que l’avait représentée Vroubel sur sa toile célèbre. Absorbé par cette vision, Eraste Pétrovitch faillit foncer tout droit dans la fournaise, il eut à peine le temps de tourner le volant.
La secousse projeta la femme contre Fandorine.
Elle sanglotait :
— Ils vont nous échapper, ils vont nous échapper…
— Je ne le pense pas, dit-il tout en l’aidant à se redresser. Pour le moment nous perdons un peu de distance, mais nous allons les rejoindre.
L’heure, pour lui, n’était plus aux bavardages. Il fallait louvoyer entre les îlots de feu. Bien sûr, le risque était grand : que le vent jette sur leur moteur une poignée d’étincelles, et ce serait l’incendie à bord. Mais était-il permis de renoncer au but qu’on s’était fixé à cause d’un seul et unique péril ? En ce cas, ce n’était même pas la peine de vivre.
Enfin, les taches flamboyantes se trouvèrent derrière eux. À l’avant s’étendait un vaste espace d’un noir d’encre, au milieu duquel se distinguait vaguement le sillage d’écume blanche d’un canot qui s’éloignait. Personne ne tirait plus à son bord. Sans doute étaient-ils à court de munitions, les imbéciles. La distance entre eux s’était accrue, qui s’élevait à présent à deux cent cinquante, trois cents mètres.
— Gassym ! Force-les à manśuvrer. Ouvre le feu ! Qu’est-ce que tu fabriques, tu dors ?
— Je dors pas. Je suis juste couché, répondit le gotchi. Deux balles seulement il reste. Dommage.
— Et toi qui te vantais d’avoir toujours plein de c-cartouches !
Bon, se dit Fandorine. Ça signifie que la poursuite va durer. Peu importe, nous les rattraperons.
Sur la gauche, les lumières de Bakou s’étiraient en un long tapis scintillant. Eraste Pétrovitch pensait que les bandits allaient tourner vers la côte, mais leur canot filait toujours parallèlement aux quais, conservant le cap vers le nord.
La distance diminuait, lentement mais sûrement. Sur quoi comptaient-ils ?
Les lumières devinrent moins nombreuses, puis disparurent tout à fait. Les torches de brûlage de la Ville Noire apparurent – puis à leur tour s’éloignèrent peu à peu.
À cause des ténèbres qui se resserraient des deux côtés, à cause du grondement régulier du moteur et du rythme du tangage, il semblait que le temps se fût arrêté. Quand Eraste Pétrovitch regarda les aiguilles lumineuses de sa montre, il était déjà minuit et demi. La poursuite durait depuis plus d’une heure.
Il ne restait plus à présent qu’une centaine de mètres entre les deux canots.
Encore trente, quarante minutes, et nous les aurons rejoints, estima Fandorine.
Tout à coup, l’embarcation des bandits effectua un virage serré pour prendre brutalement vers l’ouest.
Ils auraient décidé d’accoster ? Trop tard ! Maintenant même l’obscurité ne leur serait d’aucun secours.
Cependant les minutes passaient, et la côte ne se montrait pas. Au-devant la mer était toujours du même noir profond ; le vent avait un peu fraîchi et commençait de cingler le visage de gouttelettes d’eau froide. Eraste Pétrovitch devina que les criminels venaient de doubler l’extrémité de la presqu’île d’Apchéron et continuaient de longer la ligne du rivage, mais cette fois-ci vers l’occident.
Pourquoi cette obstination bornée ? s’interrogea-t-il. Ne voient-ils pas qu’ils n’ont aucune chance de fuir ?
La barque était maintenant bien visible, tout comme les individus qui s’y trouvaient entassés. Les bandits regardaient autour d’eux en agitant les mains. Ils n’essayaient pas de tirer sur leurs poursuivants : à l’évidence ils n’avaient plus de quoi.
Tandis qu’il observait leurs silhouettes, Fandorine vit Gassym dégainer son revolver à canon long.
Le coup de feu éclata, puissant. Un homme à l’arrière leva les bras en l’air, vacilla, puis chuta par-dessus bord.
— Touché ! cria Gassym.
Sur quoi il tira une seconde fois.
— Encore touché ! Aman-aman, plus de balles !
Un deuxième homme s’effondra au fond du canot. Ses compagnons le soulevèrent à bout de bras et le balancèrent dans l’eau, lui aussi.
— Qu’as-tu fait ?! gémit Eraste Pétrovitch. Maintenant ils vont nous échapper…
Le canot ennemi, qui n’était plus distant que d’une trentaine de mètres, cessa de se rapprocher, et au contraire s’éloigna peu à peu. Moins chargé, il avançait sensiblement plus vite.
Gassym quitta la proue, toujours à plat ventre, et se laissa tomber pesamment sur la banquette.
— Vaï, je me sens pas bien, dit-il.
Même dans l’obscurité, il était évident que son visage était tout blanc.
— Il est blessé dans le d-dos. Il faudrait arrêter le sang. Madame, vous pourriez lui faire un pansement ?