Sacré eunuque ! Sans ralentir, Fandorine frappa l’homme à terre du tranchant de la main sur la nuque. Le gémissement cessa.
— Gassym, ramasse-le !
Zafar leva à nouveau le bras. Un cri. Le bruit d’une chute. Un deuxième individu gisait sur le sol, les mains cramponnées non pas à la cuisse droite, mais à la gauche.
Le travail d’Eraste Pétrovitch était facile, se résumant à courir jusqu’au malfrat servi sur un plateau et à lui flanquer un coup sur les cervicales.
— Gassym, celui-ci aussi !
Le Persan s’abstint de blesser le dernier : il l’assomma simplement d’un coup de manche sur le sommet du crâne. On sentait la main du véritable artiste qui s’ennuie à se répéter.
Quand Fandorine s’approcha, l’eunuque était assis à cheval sur son prisonnier, auquel il attachait solidement les mains au moyen d’une lanière.
— Bravo, Zafar ! Excellent t-travail !
Le Persan tourna la tête. Il ne répondit rien, son visage hâlé ne trahit aucune émotion.
C’est vrai qu’il est muet, songea Fandorine. Il paraît que dans les harems on attache un prix particulier aux eunuques auxquels on a coupé la langue. Le pauvre !
Saadat arriva à son tour, hors d’haleine. Derrière elle, Gassym soufflait bruyamment, traînant par le collet les deux corps inanimés.
— Regardez ! s’exclama Mme Validbekova en jetant un coup d’śil à l’angle du couloir.
Elle s’élança.
— Arrêtez ! Pas un pas sans moi !
Eraste Pétrovitch se précipita à sa suite.
Une grille métallique scintillait plus loin, au-delà de laquelle tout était noir. Saadat tira une épingle de ses cheveux et se pencha sur la serrure.
L’endroit parut familier à Fandorine. La porte grinça. Il écarta la femme et s’avança le premier. La lumière ne pénétrait pratiquement pas dans l’étroit réduit, mais la paroi en face était étrange : elle semblait osciller légèrement.
Il tendit la main.
Du velours. C’était un rideau !
Il le tira – et ne vit pas (l’obscurité régnait) mais sentit la présence d’un grand espace vide. Quelque part à proximité, de l’eau s’écoulait avec un murmure monotone. De manière générale, il y avait là beaucoup d’eau : les ténèbres étaient chargées d’humidité et de fraîcheur.
— Nous sommes chez Artachessov, chuchota Saadat. C’est son étang souterrain.
Mais bien sûr ! Par conséquent, la galerie où Eraste Pétrovitch avait fait la connaissance de la veuve joyeuse (elle était encore joyeuse à ce moment-là) conduisait au rivage.
— Je lui arracherai le cśur, dit la Validbekova d’une voix bizarrement étranglée. Et je le jetterai aux porcs. Lâche, ignoble, immonde créature ! Maintenant j’ai compris !
Fandorine tressaillit et se retourna. Même dans l’obscurité, on voyait les yeux de l’industrielle brûler de rage.
— Vous avez compris, mais moi, pas encore, soupira Eraste Pétrovitch. Il est temps de causer un peu avec les r-ravisseurs.
Il revint en arrière, dans le couloir éclairé. Les trois bandits capturés étaient étendus l’un à côté de l’autre, soigneusement ligotés. Gassym se dressait au-dessus d’eux, la mine menaçante. Quand Fandorine lui apprit qu’ils se trouvaient dans la villa d’Artachessov, le gotchi entra tout à coup en fureur – fureur qui s’abattit curieusement sur un seul des prisonniers : celui qui n’était pas blessé mais seulement estourbi. Le drôle à la tête de bandit – barbe de trois jours, moustaches pendantes et médiocre bonnet en peau de mouton – ne faisait que pousser des cris perçants.
Rugissant des paroles de colère, Gassym lui allongea deux gifles magistrales : le malheureux vit son bonnet s’envoler, et il s’en fallut de peu que sa tête ne se décollât de ses épaules à sa suite.
— Arrête ! Que fais-tu ?
Fandorine tira son compagnon à l’écart.
— Tu le c-connais ?
— Je le connais pas ! D’où je le connais ?
— Alors pourquoi le frappes-tu ?
— Celui-là et celui-là sont arméniens. Mais celui-là est un nôtre, un musulman. Un gotchi, comme moi ! Comment le gotchi peut servir chienne Artachessov !
Rougie par les baffes, la figure du bandit se tordit dans une grimace, et l’homme, terrorisé, hurla en russe :
— Je ne sers pas Artachessov ! Je sers Hadji-agha-muallim !
— Hadji-agha, c’est Chamsiev ? Ce vieil industriel si respectable ? demanda Fandorine.
Mme Validbekova, qui s’était approchée, lui répondit :
— Ils sont tous respectables. Jusqu’au moment où ils ne le sont plus.
Eraste Pétrovitch se pencha sur le prisonnier à présent blotti contre le mur.
— Et les cinq que nous avons descendus ? Ils travaillaient pour qui ?
— L’un Djabarov, l’un Manoukian, l’un Rassoulov, l’un Artachessov, débita le gotchi à toute allure. Ceux-là aussi sont à Artachessov.
Les deux autres opinèrent.
— J’ai rencontré Djabarov. C’est un jeune entrepreneur, à cent vingt-cinq mille barils.
Fandorine se tourna vers la Validbekova.
— Qui sont les autres ?
— Ils sont tous membres du Conseil des industriels du pétrole. Les révolutionnaires ne sont donc pour rien dans l’affaire. Artachessov m’avait avertie qu’il vaudrait mieux que je ne fasse pas de concessions aux grévistes…
Saadat tira son petit pistolet de son corsage et en appuya le canon sur le front du moustachu.
Elle prononça une phrase, d’une voix qui évoquait le sifflement d’un serpent prêt à mordre.
Gassym traduisit, tout en secouant la tête d’un air désapprobateur.
— Elle veut savoir où est le fils. Elle a dit : « Si tu te tais, ces deux-là parleront. Mais tu seras plus là pour entendre. » Aïe, la femme doit pas parler comme ça avec l’homme, même si l’homme est mauvais mauvais. Il faut pas répondre, mieux vaut mourir.
Mais le prisonnier était d’un autre avis sur le sujet. Plissant les paupières, il grinça quelques mots en réponse, et Saadat rangea son arme. Cette fois-ci, ce fut elle qui traduisit :
— Tural est ici. Où exactement, lui et ses complices l’ignorent. Durant la journée, le yacht d’Artachessov a accosté au club motonautique pour prendre Tural et l’a emmené on ne sait où. Ceux-là sont restés sur place dans l’attente de nouvelles instructions. Seigneur, où ont-ils caché mon enfant ? Où le chercher ?! Comment ?!
Elle fondit en larmes.
— C’est t-très simple, répondit Fandorine avec un haussement d’épaules.
Sur quoi il s’approcha des prisonniers arméniens.
— Ainsi, vous êtes au service d’Artachessov ? Vous venez souvent à sa villa ?
Une ombre immense recouvrit les deux bandits. C’était Gassym, qui venait de se camper auprès d’Eraste Pétrovitch.
— Mieux vaut dire le vérité, conseilla-t-il.
Pour pénétrer dans la chambre à coucher du sieur Artachessov, le plus pratique était de passer par sa fenêtre. Force fut de grimper par un tuyau de gouttière jusqu’au second étage, puis de parcourir encore dix mètres sur une étroite corniche de cinq pouces de largeur, mais autrement il eût fallu étendre sur le carreau la dizaine de gardes du corps qui veillait en bas.
En revanche, au dire des prisonniers, il n’y avait pas âme qui vive, la nuit, à proximité de la chambre. Le millionnaire avait toujours du mal à s’endormir et se réveillait au moindre bruit inaccoutumé. Il était sévèrement défendu à quiconque d’emprunter l’escalier.
Eraste Pétrovitch enjamba le rebord de la fenêtre avec une extrême discrétion. Il n’entrait pas dans ses plans de troubler prématurément le fragile sommeil du maître de maison.