La douce lumière d’une veilleuse éclairait d’un halo rosâtre un lit somptueux. Dans la pièce chantaient des rossignols, dont les modulations émanaient non pas d’oiseaux vivants mais d’un disque de gramophone. Le disque était de taille gigantesque, comme du reste le gramophone lui-même. Fandorine n’avait jamais rien vu de semblable. Sans doute l’appareil avait-il été fabriqué sur commande, de manière que l’enregistrement durât toute la nuit.
Artachessov dormait comme un bienheureux, les deux mains glissées sous la joue, comme le font les enfants, la tête couverte d’un bonnet de nuit en soie à pompon.
Sous l’oreiller, toujours d’après les prisonniers, se trouvait un bouton d’appel pour alerter la garde en cas d’urgence. Eraste Pétrovitch en coupa le cordon électrique, et ensuite seulement interrompit les beaux et paisibles rêves du pilier de l’industrie pétrolière.
Il pressa une main sur la bouche de Mesrop Karapétovitch et appuya le canon du Webley entre ses deux yeux. Au besoin, Fandorine aurait pu tuer Artachessov d’un seul doigt, mais une arme possède une force de persuasion particulière.
Le « pétroduc » émit un glapissement étouffé. Il ouvrit les yeux. Ses pupilles louchèrent aussitôt sur la racine de son nez, comme magnétisées par l’éclat de l’acier bleui. Puis, après un assez long moment, près d’une dizaine de secondes environ, le regard de l’industriel se porta sur Eraste Pétrovitch. Ses yeux clignèrent plusieurs fois. D’abord stupéfaits, puis perplexes. Fandorine appuya le canon plus fort. Alors le regard prit l’expression qui convenait : paralysé d’effroi.
— Au moindre b-bruit, je vous tue. Compris ?
Les paupières se baissèrent à deux reprises. Avec un homme mortellement effrayé, il faut parler par phrases brèves, nettes, parfaitement compréhensibles.
— Vous allez décrocher le téléphone et dire au chef de votre garde qu’ils débarrassent tous le plancher. Ils vous empêchent de dormir. Compris ?
À ce moment, Eraste Pétrovitch ôta sa main et éloigna le pistolet, le canon toujours braqué cependant sur le même point.
Artachessov s’assit dans son lit. La sueur perlait à son front. Il déglutit.
— Un p…
— Quoi ?
— Un peu d’eau…
Ses dents claquèrent contre le verre. Il s’éclaircit la gorge.
— Si la garde s-soupçonne quoi que ce soit, je vous tue.
Une bonne menace, comme une bonne chanson, fait jouer un rôle essentiel au refrain. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir peur de la tautologie. Aussi Eraste Pétrovitch répéta-t-il :
— Je vous tue. Compris ?
— Un instant… Tout de suite, bredouilla Mesrop Karapétovitch. Je dois vous avertir…
Il plaqua une main sur sa poitrine en un geste d’excuse.
— Je parle avec mes gardes en arménien. Autrement, ça leur semblerait étrange.
— Aucune importance, je connais l’arménien, répondit négligemment Fandorine.
Était-ce du bluff ? Artachessov n’était pas en situation de parier là-dessus.
Il ne s’y risquera pas, se dit Fandorine. Il est trop effrayé.
L’industriel décrocha le téléphone et pressa un levier. Il prononça quelques phrases d’un ton agacé, puis raccrocha.
Le pistolet toujours au poing, Eraste Pétrovitch alla à la fenêtre et jeta un coup d’śil au-dehors par-derrière le rideau. Dans l’allée, une file d’hommes en armes s’éloignait de la maison sur la pointe des pieds.
Il attendit que les gardes du corps se fussent évanouis dans les ténèbres, puis il donna le signal convenu au moyen de sa lampe de poche.
— Passez une robe de chambre et asseyez-vous dans le fauteuil, ordonna-t-il de retour auprès du lit. Une dame va venir vous parler.
— Une dame ?
La voix d’Artachessov se fit plaintive et tremblotante :
— Si vous pensez que j’ai aidé Levontchik à courtiser votre épouse, vous vous trompez ! C’est tout le contraire ! Après vous avoir vu, je lui ai dit : « Levontchik-djan, c’est là un homme très sérieux. Laisse Mme Delune en paix. Tout ça finira m… »
Des pas résonnèrent dans l’escalier. Mesrop Karapétovitch se tourna vers la porte sans achever sa phrase.
Eraste Pétrovitch se garda bien de tirer le millionnaire de l’erreur. L’apparition de la mère de l’enfant kidnappé devait rester pour lui une surprise.
Et la surprise fut totale. Quand elle fut sur le seuil et aperçut le maître de maison pelotonné dans son fauteuil, Mme Validbekova se jeta sur lui avec un cri de rapace. Elle planta ses ongles dans le visage de l’homme d’affaires et le griffa jusqu’au sang. Après quoi elle jeta le gros poussah à terre et entreprit de le piétiner.
— Pas de hurlements, ou je vous tue ! prévint Fandorine, peu pressé de mettre un terme à ce passage à tabac.
Mesrop Karapétovitch ne hurla pas. Il se contentait de se protéger des coups et de pousser des gémissements.
Une tigresse, songea Eraste Pétrovitch.
Gassym s’approcha de lui.
— Yurumbach, dis-lui : une femme doit pas battre l’homme !
— Dis-lui toi-même, si tu n’as pas p-peur…
Cependant, il est un temps pour s’amuser et un temps pour travailler. Non sans regret, Fandorine déclara :
— C’est assez, madame. M. Artachessov ne nous a pas encore révélé où il cache votre fils.
Mais la tigresse, loin de l’écouter, se pencha, empoigna la tête du magnat et se mit à la cogner contre le parquet.
— Votre fils est vivant, vivant ! glapit Mesrop Karapétovitch. Je le jure, il est ici, traité comme un prince !
Fandorine tenta de retenir la mère aveuglée de fureur en la prenant par les épaules, et reçut un solide coup de coude dans le plexus solaire.
Eh bien, quel tempérament ! Ne restait qu’un unique moyen d’arrêter Mme Validbekova avant que le traitement qu’elle infligeait au crâne d’Artachessov ne s’achevât en commotion cérébrale.
Très délicatement, Eraste Pétrovitch passa la main par-dessus l’épaule de la dame et la saisit à la gorge. Puis avec douceur et même tendresse, de manière à ne pas laisser d’hématome, il pressa un point « suimin ». Saadat s’affala aussitôt comme une poupée de chiffon, et fut allongée avec précaution sur le plancher à côté du maître de maison toujours gémissant.
Zafar, cependant, qui jusqu’à présent avait observé, impassible, sa maîtresse rosser l’ennemi, poussa un cri guttural et tira un poignard de sous son vêtement.
— Elle va bien ! lui dit vivement Fandorine. Elle va rester allongée et dormir un peu.
L’eunuque secoua la tête, la main levée, menaçante, prête à lancer la lame.
— Bon, très bien, soupira Eraste Pétrovitch. Je vais la réveiller.
— Et moi, pendant ce temps, je vais parler avec la chien.
Gassym, sans effort apparent, souleva Artachessov du sol, le porta dans l’angle de la pièce et le jeta dans un fauteuil.
— Je vais expliquer qu’il faut dire le vérité.
— Mais sans trop de b-bruit, d’accord ?
Le gotchi murmura des paroles qui, à l’évidence, n’avaient rien d’amical, surplombant de sa masse un Mesrop Karapétovitch occupé à essuyer de sa manche son visage écorché, tandis que Fandorine pressait le point « mezame » sur le cou de la Validbekova.
Celle-ci ouvrit tout de suite les yeux. Son regard, d’abord embrumé, s’éclaircit d’un coup.
— Où est Tural ?
— Nous allons le savoir dans un instant. Gassym ! Il a compris pour ce qui est de la vérité ?
— Pourquoi il a pas compris ? Il dira tout.
Gassym brandit le poing au-dessus du millionnaire. L’autre leva les mains au ciel.
— Bien sûr, je dirai tout ! Saadat-khanoun, il s’est produit un regrettable malentendu. J’ignorais totalement que vous aviez de tels protecteurs ! J’avoue que je… que nous tous… je veux dire, en premier lieu, moi… bredouilla Artachessov, voyant la Validbekova s’avancer vers son fauteuil. C’est ma faute, je suis coupable ! Et je suis prêt à payer pour ça. Je vous dédommagerai du préjudice moral, matériel et émotionnel que vous avez subi !