— Ainsi, c’est vous et vos partenaires qui avez organisé l’enlèvement, constata Fandorine. Pourquoi ?
— Comment pourquoi ? Cette id…
Mesrop Karapétovitch se flanqua une claque sur les lèvres.
— … Cette digne femme a dérogé à la solidarité capitaliste. Son manque de fermeté dans les négociations avec les ouvriers nous aurait causé à tous d’énormes pertes ! Alors l’idée nous est venue… de la rendre moins accommodante.
— Le précepteur, Kaunitz, était de mèche avec vous ? Où est-il ?
Artachessov battit des paupières, puis jeta un bref regard effrayé vers Gassym. Celui-ci se gratta le poing d’un air songeur.
— Je ne sais pas. Parole d’honneur ! Je ne suis pas au courant de ce genre de détails. Je sais seulement que nos hommes, lors du rapt, se sont laissé un peu emporter…
— Autrement dit, l’Autrichien a été tué ?
Le millionnaire haussa les épaules. Ça ne l’intéressait pas.
Fandorine se rembrunit. Était-il possible que Kaunitz n’y fût pour rien ? Si c’était le cas, tout cela était du temps perdu. Ce n’était pas le bon boiteux, sa piste ne mènerait pas à Ulysse le Pivert.
Non, ce n’est pas du temps perdu, rectifia mentalement Eraste Pétrovitch après un coup d’śil à la Validbekova. Elle regardait Artachessov d’un air menaçant, mais il n’y avait plus de désespoir dans ses yeux. Seulement de la colère.
Seigneur, la voilà qui sortait à nouveau son pistolet !
— Tu vas payer aussi pour Franz !
Fandorine eut le temps de saisir son mince poignet et de détourner l’arme du visage du magnat.
Celui-ci montra ses paumes en un geste conciliateur.
— Bien sûr, je paierai. Cent cinquante mille roubles pour montant total d’indemnisation du préjudice. Êtes-vous satisfaite ?
— Pff ! cracha Mme Validbekova avec mépris.
Eraste Pétrovitch, pour plus de sûreté, ne lâchait son bras. Les sentiments maternels outragés sont une matière inflammable, et cet idiot d’Artachessov, avec son cynisme, versait de l’huile sur le feu.
— Cent soixante-quinze, dit Mesrop Karapétovitch.
La veuve se joua de Fandorine en saisissant tout à coup son pistolet de la main gauche.
— Non ! J’exige de pouvoir utiliser votre usine de raffinage !
— Très bien.
L’industriel fixa la gueule noire du canon.
— C’est inutile, hein ? Rangez cette chose, s’il vous plaît.
— De manière illimitée, pour n’importe quel volume ! Et en priorité !
— D’accord, d’accord ! Marché conclu !
Saadat rangea son arme.
— Maintenant, je veux voir mon fils.
— Ouf !
Artachessov reprit son souffle.
— Un coup de téléphone, et on va vous l’amener.
— Non, qu’on me conduise plutôt à lui.
— Comme vous voudrez…
Mesrop Karapétovitch alla décrocher l’appareil et dit en russe :
— C’est toi, Souren ? Comment va notre cher invité ?… Lequel, lequel… Le fils de l’estimée Saadat-khanoun.
Il jeta un coup d’śil en biais à la Validbekova.
— Non, laisse-le dormir. Sa maman est venue le chercher. Elle préfère le réveiller elle-même… Oui, nous nous sommes entendus. Nous sommes de nouveau amis. Toi, viens ici. Tu la rencontreras, tu l’accompagneras.
Laissant Gassym surveiller le magnat, Eraste Pétrovitch descendit au rez-de-chaussée avec Mme Validbekova. Zafar les suivait à cinq pas de distance.
— Je ne comprends pas. Vous avez accepté bien facilement de lui pardonner. En échange de je ne sais quel raffinage…
— « De je ne sais quel » ? fit la Validbekova, surprise. Vous ne comprenez effectivement rien. L’usine d’Artachessov est directement reliée à la station de pompage. Celle-ci appartient à l’État, elle est soigneusement gardée, toute grève y est exclue. Si en plus d’avoir du pétrole j’ai un accès illimité à la raffinerie et à l’oléoduc, je deviendrai la reine du marché des carburants !
— Vous le deviendrez forcément. Vous avez pour cela toutes les q-qualités requises, affirma Fandorine en s’inclinant. Ah, c’est pour vous.
Quelqu’un, dans l’allée, courait vers la maison au petit trot.
— Je retourne auprès d’Artachessov. J’attendrai votre appel, pour savoir si tout est en ordre.
Saadat, relevant le bas de sa robe, s’élança à la rencontre de son guide. Le Persan la suivit, gardant toujours la même distance respectueuse.
— Vous avez résolu votre p-problème avec Mme Validbekova. Voyons maintenant si vous réussirez à me contenter aussi facilement…
Eraste Pétrovitch était assis sur une chaise, jambes croisées, en face du maître de maison.
— Combien ? demanda Mesrop Karapétovitch d’un ton prudent. Dites une somme, nous en discuterons.
— Pas « combien », mais « quoi ». Des réponses absolument s-sincères, voilà ce que je veux de vous.
— Je t’ai expliqué, oui ? gronda Gassym, debout derrière le fauteuil d’Artachessov.
— Si vous répondez avec une parfaite franchise, je vous laisserai en p-paix. Vous ne m’intéressez pas.
— C’est très bien. Je ne tiens pas du tout à vous intéresser.
Le magnat se détendit un peu.
— Interrogez-moi.
— Question un. Êtes-vous à l’origine des attentats commis contre moi ?
Mesrop Karapétovitch répugnait terriblement à répondre. Mais Gassym lui posa une main sur l’épaule, et le millionnaire se tassa sur lui-même.
— Désolé. J’ai été victime de mes sentiments familiaux. Levontchik… il est comme une fleur. Je l’entoure de mes soins. Lorsqu’il est tombé amoureux de votre femme, j’ai pris des renseignements. Je prends toujours des renseignements, je suis prudent. Une liaison avec une femme mariée, c’est chaque fois un risque. Surtout si le mari est un homme dangereux. Or vous êtes un homme très dangereux, on me l’a raconté… J’ai une filiale à Moscou. On vous a surveillé. Et quand, soudain, vous êtes parti pour Bakou, j’ai eu très peur… J’ai passé commande à Khatchatour le Manchot… Ce fut une terrible erreur ! s’empressa d’ajouter Artachessov. Et je suis prêt à payer pour la racheter. Dites-moi seulement combien.
Un pénible désappointement, voilà le sentiment qu’éprouvait Fandorine à cet instant. Il avait donc tout mis à côté de la cible ? Il n’avait aucune piste, et il n’en avait jamais eu ?
— Connaissez-vous un révolutionnaire surnommé le Pivert ?
— J’en ai entendu parler, et comment ! acquiesça Mesrop Karapétovitch, manifestant sa bonne volonté à coopérer. C’est un bolchevique. Mais je ne fricote pas avec les révolutionnaires. Je ne leur ai jamais rien versé, et ce n’est pas dans mes intentions. Ce sont les petits et les moyens entrepreneurs qui achètent leur tranquillité auprès d’eux, mais avec ma garde, je n’ai rien à craindre… Sauf de lions tels que vous…
Il posa une main sur son cśur.
— Mais des Fandorine, Dieu merci, il n’en est qu’un seul sur terre.
Une lueur d’inquiétude s’alluma brièvement dans ses yeux : comment réagissait son interlocuteur ? N’allait-il pas s’offenser ? Eraste Pétrovitch secoua la tête avec impatience :
— Continuez !