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— Ni moi, ni Mantachev, ni Hadji-agha Chamsiev, ni aucune personne de notre niveau ne verse quoi que ce soit aux révolutionnaires. Et ils nous laissent en paix, ils se nourrissent de plus petits poissons. En leur temps, il y a déjà une dizaine d’années, les Tchétchènes de M. Moukhtarov ont infligé une correction à Koba, le chef des bolcheviques. Ils ne l’ont pas tué, mais joliment démoli. Pour montrer que pareille bestiole ne vaut même pas la peine d’être éliminée. Les bolcheviques ont retenu la leçon. C’est un parti intelligent. Ils ne fondent jamais sur une proie qui dépasse leurs forces.

Tout est à recommencer, il faut repartir de zéro, songea Eraste Pétrovitch en grinçant des dents.

Conversation avec le diable

Une chose l’ennuyait : l’immobilité forcée. Tous les deux ou trois jours, à tout hasard, il changeait de planque, mais une fois dans son nouveau lieu de résidence, il s’efforçait de n’en pas sortir. L’enjeu était trop gros. Tout risque inutile était impardonnable.

S’il ne devait pas s’absenter, c’était aussi que, avec lui, c’était tout le centre de coordination qui se déplaçait d’un point à un autre. Les agents de liaison (tous cent fois contrôlés et éprouvés) arrivaient pour livrer leur rapport et repartaient avec de nouvelles instructions. Autour de lui, tout bouillonnait et s’agitait, les nuées se gorgeaient d’une noire puissance, les premières rafales de l’ouragan en marche faisaient plier les arbres et arrachaient les toits, mais là où il se trouvait tout était calme et silencieux, comme dans l’śil d’un cyclone.

La nuit, il ne dormait pas. Il restait gisant, à regarder le plafond. Il y avait là une ombre noire que projetait la lampe couverte d’un carré de tissu. L’ombre ressemblait à une tête munie de cornes.

Le diable était toujours d’excellente humeur, faussement bonhomme et espiègle :

— Eh bien, petit oisillon, vas-tu réussir à abattre l’éléphant à coups de bec ? Ça serait quelque chose !

Le Pivert souriait. Mais son cśur battait plus fort qu’à l’accoutumée. Tant d’idées triomphales se bousculaient dans sa tête.

Les préparatifs de la chasse progressaient à merveille. Les petites et même les grosses complications ne faisaient que rendre la vie plus palpitante. L’éléphant, tandis qu’il broutait, agitait les oreilles sans soupçonner que sa fin était proche.

Les idées triomphales qui lui remuaient le cśur étaient à peu près de cet ordre : Nom d’un chien ! Ce dont ont rêvé mille héros qui ont sacrifié leur vie dans un but incroyablement lointain va bientôt être réalité. Et ce ne seront pas Stepan Razine, ni Pougatchev, ni Ryleïev et Pestel, ni Jeliabov, ni Plekhanov qui auront renversé le colosse. Ce sera toi ! Pas tout seul dans ton coin, bien sûr. Mais le projet est le tien. Et sa mise à exécution te doit tout également.

— L’important, c’est l’ultime coup de crayon, affirma le Pivert, s’adressant au plafond. Ça, j’en suis vraiment fier. A touch of genius, comme disent les Anglais.

— Eh bien ! Quelle immodestie ! répondit le Malin. Mais je ne conteste pas. C’est habilement trouvé. Je me demandais comment tu allais résoudre cet embarras.

— Ça arrive souvent, déclara le Pivert, heureux de soutenir une conversation sur un sujet qu’il aimait. Quand survient un problème particulièrement difficile, l’essentiel est de le considérer sous le bon angle. Ne serait-il pas la clef d’un autre problème encore plus ardu ? Tu sais comment on soigne les maladies par le poison ?

— Sur le chapitre des poisons, je sais tout, s’esclaffa l’ombre cornue. Bon, d’accord, gros malin, dors. Et rappelle-toi que la vie est pleine de surprises. Y compris désagréables.

— Va au diable avec tes truismes, bougonna le Pivert.

Il éteignit la lampe et se tourna sur le côté.

Libre ! Libre !

Le garçon était sain et sauf, mais très pâle et fiévreux, tant ses nerfs avaient été éprouvés. Il était resté en otage moins de vingt-quatre heures, mais les terribles émotions qu’il avait vécues se feraient encore sentir, Saadat n’en doutait pas. Cependant, le temps est un bon thérapeute, et le psychisme des enfants, quoi qu’en pensent certaines sommités viennoises, possède une grande souplesse. Le plus important était d’éloigner au plus vite le gosse de Bakou. Artachessov n’était pas seul dans le Conseil, et lorsqu’il est question de bénéfices ou, pire encore, de pertes financières, les hommes d’affaires deviennent plus dangereux que des bêtes fauves. Il en va dans le monde du pétrole comme à la guerre. Si les prix grimpent en flèche, que l’un se trouve soudain ruiné quand l’autre s’enrichit du jour au lendemain, mieux vaut se tenir en alerte. Porte barricadée, fusil chargé, enfants expédiés à l’arrière.

Dès le lever du jour, Saadat, en larmes, fit partir son fils pour une lointaine destination. Guram-bek devait le conduire à Tabriz, chez des parents, où il serait en sûreté. Quatre mercenaires ingouches à cheval, tous jouissant d’excellentes recommandations, escortaient la voiture.

Elle en avait le cśur déchiré. Son devoir et son cśur de mère lui répétaient, non, lui hurlaient : « Pars avec lui, pars avec lui ! Il a besoin de toi comme jamais ! » Mais la voix du pétrole était plus puissante. Il était question, primo, du salut de l’entreprise. Secundo, d’un rendement d’un tout autre niveau.

Tôt dans la matinée, Saadat convia chez elle tout le comité de grève. Elle pleura, expliqua comment et pourquoi on avait enlevé son petit (mais ne livra pas de noms, c’était inutile), et promit d’accepter toutes les revendications pourvu que les puits reprissent leur activité le jour même. Les deux parties se séparèrent, très satisfaites l’une de l’autre.

Ainsi, le premier problème était résolu. Il n’y aurait pas de banqueroute.

Le second pouvait aussi être considéré comme réglé. Le libre accès aux capacités de raffinage d’Artachessov signifiait que toute la production de la Validbekov-nöyüt serait transformée en précieux pétrole lampant, puis coulerait dans des pipelines jusqu’à Batoumi, où elle embarquerait pour Novorossiisk, Odessa, Constantinople, Livourne, Marseille. Par un flux inverse se déverseraient des torrents de virements bancaires.

Quand elle en eut terminé avec les soucis urgents, impératifs, la Validbekova s’attela aux affaires agréables et non moins importantes.

Tout bon entrepreneur le sait bien : si vous voulez qu’on soit prêt à vous aider, sachez être reconnaissant. Saadat avait peut-être des lacunes, mais au moins elle était experte dans l’art des cadeaux et des compensations. Il n’existait pas dans ce domaine de recette unique. Les gens sont tous différents, chacun a besoin d’une approche particulière. Donner la bonne récompense, c’était acquérir un allié fidèle.

Le cas le plus simple était celui de Zafar. Saadat lui remit une liasse de billets de cent roubles. L’eunuque sourit (ce qui ne lui arrivait qu’à la vue de l’argent), salua, et fit disparaître les bank notes dans son sein. Il était commode et plaisant d’avoir affaire à un homme qui n’aimait rien tant au monde que le numéraire. Pour son service, le Persan touchait un bon salaire, augmenté d’une certaine somme pour les dépenses courantes et – avant chaque amant – pour les dépenses extraordinaires. Il s’appropriait au moins la moitié de ce supplément, Saadat savait parfaitement repérer ce genre de choses, mais elle s’en moquait. À un auxiliaire aussi précieux, on pouvait bien pardonner de petites faiblesses, comme la cupidité et l’avarice. Zafar portait des mois et des mois durant le même vêtement, jusqu’à ce qu’il tombât totalement en lambeaux ; il se nourrissait chichement, et l’hiver ne chauffait la maison que pour Saadat. Mais pouvait-on blâmer le pauvre castrat de ce que tout son désir inemployé trouvât pour exutoire une féroce âpreté au gain ? L’essentiel était qu’il fût très, très utile et servît avec abnégation. En outre Zafar était l’unique être sur terre qui connût Saadat sur le bout des doigts et l’acceptât telle qu’elle était. C’est une grande chance que d’avoir à ses côtés une personne devant qui on peut se montrer vraie et ne jouer aucun rôle.